Ni dictature ni islamisme (Abdelwahab Meddeb)

Comme le quotidien Le Monde nous déçoit dans ses jugements sur les situations engendrées par les révolutions arabes ! Cette persistance dans le désaccord donne un goût amer au lecteur qui a été formé à l’école du Monde. Grande est, en effet, notre désolation, nous qui lisons ce journal depuis nos seize ans lorsque de notre Tunis natal nous avons entamé notre initiation aux arcanes de la politique mondiale. Le malaise croît, car, en homme moderne, nous avons fait de la lecture du journal notre prière quotidienne, comme l’annonçait Hegel dès les débuts du XIXe siècle. Aussi Le Monde est-il devenu notre Coran, notre Torah, nos Evangiles. C’est terrible de découvrir que nos feuillets saints ne sont plus en phase avec nos convictions. Lors de ces trois dernières années, nous avons avec constance désapprouvé les positions de notre journal préféré dès qu’il est question et de la Tunisie et de l’Egypte, deux pays qui nous sont chers, très chers, et qui sont à la croisée des chemins, et pour qui nous rêvons le meilleur.

Et ce meilleur n’est certainement pas ce que leur souhaite Le Monde. Lequel fait partie de ceux qui estiment que le passage par l’islamisme est une fatalité historique. Une fatalité qui, dans leur esprit, peut même être heureuse. Il suffit que l’islamisme se fasse conciliant, qu’il rabote ses rugosités, qu’il élague ses aspérités ; il suffit qu’il adopte les formes et les rites démocratiques pour qu’il devienne présentable, acceptable. Bref, il suffit que l’islamisme se vêt des habits de la modération pour qu’il constitue la juste alternative à la dictature. Sinon, l’empêchement des islamistes modérés ne peut que favoriser l’islamisme extrême, radical, violent, exclusiviste, « takfiriste, djihadiste ».

Cette analyse s’adapte au plaidoyer du Qatar auprès des Occidentaux afin de les convaincre de soutenir l’islamisme « modéré » qu’incarnerait le conglomérat international des Frères Musulmans. Cette ligne analytique est à l’origine de l’éloge adressé à la nouvelle constitution tunisienne. Cet éloge ne cesse d’être clamé par la rédaction du Monde. Dans ses éditoriaux et les articles de sa correspondante à Tunis Isabelle Mandraud, à peine évoque-t-on subrepticement les insuffisances, les contradictions, les faiblesses, les futilités, les dangers de gouvernance que comporte la loi fondamentale votée par les constituants tunisiens le 26 janvier 2014.

Du Monde pas un mot négatif n’est parvenu au public sur la cérémonie bâclée organisée par le président provisoire Moncef Marzouki pour chanter sa propre gloire en célébrant la nouvelle constitution. Pourtant des officiels étrangers ayant participé à cette séance m’ont rapporté leur désappointement face à sa défaillante organisation technique. Ils m’ont confirmé la futilité sinon l’infantilisme des responsables tunisiens actuels infatués d’eux-mêmes tant ils ont joué au paon à l’accueil des paroles laudatives des étrangers rivalisant dans leur panégyrique. Etrangers de seconde zone – mis à part le président français François Hollande qui, lui aussi, partage les analyses et les positions du Monde. Non seulement plusieurs chefs d’Etat et de gouvernement prestigieux étaient annoncés et n’ont pas honoré l’invitation qui leur a été lancée (à l’exemple d’Obama, de Merkel, de Mohammed VI, de Zuma…), mais encore quelques dictateurs africains – assimilables à Ben Ali par leur médiocrité – étaient de la partie. Mais de cet échec, de cette cérémonie confuse et de faible intensité, à laquelle le peuple n’a pas participé, traitée avec indifférence ironique par les médiateurs tunisiens, de tout cela pas un mot n’a été émis par Le Monde. Et la semaine dernière, l’éditorial du Monde daté du 19 février était consacré à la situation en Egypte. Nous y retrouvons à l’œuvre la même grille d’analyse. Selon cet éditorial, pour avoir chassé violemment du pouvoir les Frères Musulmans, représentants de l’islamisme dit modéré, l’Egypte ravive la flamme de l’islamisme radical et violent inspiré par al-Qâ’ida. Ce manquement à la démocratie ravage une Egypte ayant retrouvé la dictature et sa contestation par la terreur.

Pour rectifier cette appréciation, j’esquisserai l’approche que j’estime coller au plus près à la réalité. D’abord l’islamisme radical n’a pu investir le Sinaï et prendre le temps de s’y organiser que par la tolérance que lui a accordé le soi-disant islamisme modéré lorsqu’il jouissait du pouvoir au Caire. Et cet enracinement djihadiste a été facilité par le Hamas, lequel appartient organiquement à la sphère internationale des Frères Musulmans. Telle collaboration est le signe que les islamistes – qu’ils soient Frères Musulmans ou agents d’al-Qâ’ida – ont le même objectif, à savoir l’institution d’un Etat islamique encadrant une société ré-islamisée sur le mode islamiste. Parmi les diverses tendances de l’islamisme, entre partisans de l’extrémisme et ceux du juste milieu, la stratégie est la même, seule la tactique diffère. L’Egypte, victime du terrorisme, récolte aujourd’hui ce que les islamistes prétendument modérés ont semé hier lorsqu’ils disposaient du pouvoir de « lier et de délier » (comme on dit en arabe). En second lieu, nous déplorons, à l’instar du Monde, l’interruption violente du processus démocratique en Egypte au moment même où les Frères Musulmans subissaient une inéluctable érosion de la légitimité qu’ils avaient acquise par les urnes. De même, nous refusons le retour des militaires et surtout le retour au culte de la personnalité, qui nous fait régresser non pas vers Moubarak et Sadate mais plus en amont, vers le populisme de Nasser.

Toutefois, nous ne pensons pas que ce retour soit la conséquence de l’expulsion des islamistes du pouvoir. Celle-ci s’est faite suite à une massive mobilisation populaire contre leur hégémonie et leur rapt de l’Etat. Nous ne pensons pas comme Le Monde que l’alternative soit entre dictature et islamisme décrété modéré (un oxymore !) dont les adeptes sont parvenus au pouvoir par des élections libres. Nous pensons que le salut est dans la troisième voie, celle qui doit au préalable instituer la séparation du religieux et du politique : même là où l’islam est au centre, ce dessein demeure réalisable ; toute une accumulation de pensée écrite en langue arabe y contribue ; on y trouve notamment la déconstruction du dogme forgé par des docteurs assimilant à un article de foi la consubstantialité entre religion et politique (al-islâm dîn wa dawlah). Cette troisième voie est celle de la sécularisation. C’est elle qui est au fondement d’une politique à venir. Nous sommes un certain nombre, en Egypte et en Tunisie, à y croire ; et nous sommes décidés à ne pas lâcher un tel fil, surtout dans la situation indécidable qui est la nôtre aujourd’hui.

Et dans la logique qui en résulte, nous avons à comprendre les raisons qui ont conduit à la victoire électorale des islamistes. Au-delà du désenchantement qu’ils suscitent après la découverte de leur non-expertise dans la gouvernance, nous ne pouvons occulter ces raisons qui sont celles de l’exclusion sociale et du mépris qu’elle encourage. Dans leur libéralisme intégral, les islamistes lui trouvent remède en invoquant la zaqât (l’impôt religieux) et la çadaqa (la vertu de charité). Ce ne sont là que des pis-aller. Les séculiers ont à repenser dans son intégralité la construction sociale et la rémanence féodale qui la corrompt. Ils doivent donner à cette question sa dimension technique et éthique. La question de la pauvreté et de l’abandon social se résout par une plus juste répartition des richesses fondée sur la revalorisation du travail.
Celle-ci trouvera sa confirmation dans l’égalité citoyenne qui a le devoir de donner à chacun les moyens matériels de sa dignité.

Abdelwahab Meddeb