Entre Charlie et le Bataclan. Regards internationaux sur la France (Joelle Fiss)

L’année 2015 a été particulièrement critique pour la France. Dès le début de l’année, en janvier, les attentats parisiens contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher ont propulsé le pays sous les projecteurs du monde entier, rappelant son influence et son pouvoir de mobilisation. La France s’est alors unie autour de valeurs qu’elle entend défendre, telles la liberté d’expression, le droit au blasphème ou la laïcité. Puis, en fin d’année, cette bataille d’idées s’est transposée en conflit géopolitique avec les événements du 13 novembre, quand une série d’attaques simultanées a visé le cœur de Paris, dans les Xe et XIe arrondissements, et le Stade de France, à Saint-Denis.

L’année a donc débuté dans la singularité – et ce texte explore les éléments inattendus de l’attentat contre Charlie Hebdo – et s’achève en un tournant historique. En janvier, tandis que la France profite d’un capital mondial de sympathie, dans le même temps des protestations « anti-Charlie » mobilisent une partie du monde islamique. D’autres, dans la presse anglophone notamment, portent un regard critique sur Charlie Hebdo et remettent en cause le « modèle français ». On y évoque alors l’histoire anticléricale de la France, sa conception de la liberté et de la démocratie, l’héritage des Lumières, mais aussi sa vision de la laïcité, son intolérance, son racisme et la présence de cellules extrémistes dans le pays.

La période allant de janvier au 13 novembre 2015 aura été une période ambiguë, où l’opinion a tâtonné : on débat pour savoir « qui est Charlie », on s’interroge sur la liberté d’expression et ses limites, avec parfois le sous-entendu que la violence contre Charlie Hebdo peut se rationaliser, voire s’expliquer. Cette phase a été celle des questionnements, avant le basculement des attentats de Paris en novembre. Cette note analyse les regards internationaux portés sur la France et retrace les différentes réactions qui ont eu lieu tout au long de l’année afin de réfléchir, de manière plus large, à l’image de la France dans le monde. Avec des points d’entrée qui examinent quelques questions conceptuelles qui « fâchent » : le blasphème, la liberté d’expression, l’incitation à la haine .

Une première partie jettera quelques jalons d’analyse sur cette année écoulée : pourquoi les événements de janvier sont-ils singuliers pour la France ? En quoi la mouvance planétaire face à l’actualité française dépasse le vécu national ? Quelles sont les leçons à méditer sur les attentats de 2015 ? Une deuxième partie explorera les colères « anti-Charlie » à travers le monde afin d’examiner les divisions qui sont apparues, en dépit d’un consensus politique international contre l’État islamique. La troisième partie examinera de plus près les réactions outre-Atlantique : les débats apparus dans la presse, la question de la liberté d’expression « à l’anglo-saxonne » et la diplomatie américaine autour de ces questions. Enfin, pour conclure, la République n’est pas toujours bien comprise, mais pour peser dans le monde, elle devra analyser cette phase comprise entre les attentats de Charlie Hebdo et ceux du 13 novembre et s’efforcer de s’ouvrir au débat, d’écouter, de comprendre et de convaincre, jusqu’à peut-être même aller à changer certaines de ses positions.

Les retentissements internationaux des attentats de 2015

En janvier 2015, alors qu’au même moment, le groupe terroriste Boko Haram massacre 2 000 personnes au Nigeria dans l’indifférence de la communauté internationale , le monde entier va avoir les yeux fixés sur Paris. Le rassemblement du 11 janvier réveille un sentiment de fraternité universelle, dans lequel on souligne l’importance de l’unité et où l’on refuse la division. Quarante-quatre chefs d’État et de gouvernement se dépêchent à Paris pour conduire un cortège de plus de 1 million de personnes . Une vague de solidarité universelle se met en marche. Le message qui rassemble la planète peut se résumer ainsi : jamais aucun sang ne peut être versé en réponse à des mots, la valeur de la vie doit rester au cœur de l’idéologie démocratique et nul sentiment ne doit jamais justifier le recours à la violence. Tuer parce que l’on s’est senti offensé n’est pas excusable. Tout le monde semble alors d’accord avec cette idée. Que l’on soit Charlie ou non. Endeuillée, souffrante et universelle, la France attire alors vers elle toute la sympathie mondiale. Et durant tout le reste de l’année, aux quatre coins du monde on arborera des « Je suis… » pour affirmer sa solidarité à des causes diverses. Il est même annoncé que la cinquième saison de la série télévisée américaine Homeland comprendra un épisode sur les attentats de janvier.

Cet instant d’union contre la haine va quelque peu s’effriter au cours de l’année, pour revenir en force suite aux attentats du 13 novembre 2015, lorsque l’État islamique revendique pour la première fois par communiqué officiel des attentats sur sol européen. Et, cette fois, alors que la France est à nouveau destinataire d’un mouvement de solidarité mondiale, les Français revendiquent avant tout leur liberté : leur culture, la musique, l’humour, l’audace, les terrasses de cafés et le plaisir divers et pluriel d’une jeunesse métissée. Avec ces attentats, chaque Français prend conscience qu’il peut être individuellement une cible directe et une victime potentielle d’agresseurs qui en veulent à son mode de vie. Certes, déjà, en janvier, la République avait été poignardée en son cœur. Même si des journalistes, des humoristes, des policiers, des athées ou des Juifs avaient été les principales cibles, des femmes et des musulmans avaient également été tués. Quelles que soient ses origines ou ses convictions, chaque Français pouvait donc s’identifier au drame. Mais si certains ont pu qualifier les événements des 7-9 janvier de « 11-Septembre culturel  », le vendredi 13 novembre, lui, peut-être qualifié de « 11-Septembre géopolitique », puisque la France se déclare alors officiellement en guerre. En somme, chaque attentat a provoqué un choc collectif différent, qui a réveillé à chaque fois une prise de conscience nouvelle. En janvier, il s’agissait avant tout de la liberté d’expression et de la sécurité des Juifs de France. En novembre, la réflexion s’est déplacée de façon plus générale sur le mode de vie libérale des démocraties occidentales et la sur la menace de l’État islamique.

Zoom sur les attentats de Charlie Hebdo : incident de la « lutte anti-blasphème » ou prélude au 13 novembre ?

Avant les attentats parisiens de janvier 2015, des actes dits « de blasphème » avaient déjà provoqué réactions et violences à un niveau international. On se souvient notamment de la fatwa lancée par l’ayatollah Khomeini contre le romancier Salman Rushdie en 1989 ou encore des caricatures du prophète Mahomet parus en 2005 dans le quotidien danois Jyllands-Posten suscitant des violences et des appels au boycott du Danemark. En 2012, la diffusion sur Internet d’extraits de la vidéo anti-islam L’Innocence des musulmans (Innocence of Muslims) avait montré avec quelle vitesse pouvaient se développer les réactions de colère sur l’ensemble de la planète : des manifestations s’enchaînent, des missions diplomatiques américaines sont attaquées (au Caire, à Benghazi, à Tunis) et provoquent la mort de dizaines de personnes .

Toutefois, les événements de janvier 2015 se distinguent des cas précédents. D’abord, la mobilisation des forces de l’ordre est suivie en directe par la population et ces attaques sont les premières sur sol européen depuis la conquête de Mossoul, en juin 2014, par l’État islamique. Amedy Coulibaly, l’auteur de la fusillade de Montrouge et des assassinats à l’Hyper Cacher, a prêté allégeance à l’État islamique, tandis que les frères Kouachi revendiquent l’attentat contre Charlie Hebdo au nom de la branche yéménite d’al-Qaida. Les tueurs se connaissaient et ont coordonné leurs actions. Dans la confusion des premières heures, on a craint une coopération institutionnelle entre les deux cellules rivales. L’un des frères Kouachi a passé du temps en 2011 dans un camp d’entraînement au Yémen et la branche al-Qaida revendique l’attentat contre Charlie Hebdo , mais Amedy Coulibaly est-il un loup solitaire ou a-t-il bénéficié d’un soutien concret de l’État islamique ? Dès mai 2015, le procureur de Paris évoque l’hypothèse que le tueur aurait reçu des instructions de l’étranger. Cette hypothèse semble se confirmer , mais il n’y a pas de revendication officielle, contrairement aux attentats de novembre. Par vidéo, l’État islamique félicite Coulibaly pour son crime et continue à héberger sa femme en Syrie . Les acteurs djihadistes associés aux attentats de janvier ont certainement élevé le niveau de préoccupation mondiale face au terrorisme, mais lorsque l’État islamique revendique officiellement les attentats coordonnés du 13 novembre, cette crainte s’amplifie de façon considérable. Cette revendication formelle révèle la nouvelle tactique de guerre de l’organisation islamique. Afin de parvenir à organiser son « califat », la guerre est pour elle nécessaire, au-delà des territoires conquis en Syrie et en Irak. Au lendemain des attentats de novembre, l’État islamique cite dans son communiqué officiel « les frappes aériennes françaises en Syrie » et « l’insulte au Prophète  ».

L’attentat contre Charlie Hebdo est autant un incident de « lutte anti-blasphème » qu’un prélude au 13 novembre. Les justificatifs militaires et culturels sont les deux faces d’une même médaille car ils s’inscrivent dans le même objectif. Tout comme les démocraties évoquent les libertés individuelles dans leurs discours politiques, les militants djihadistes évoquent le blasphème par conviction et marque identitaire. Dans les deux cas, ce ne sont pas des paroles creuses mais le fondement de ce que représentent ces conceptions et de ce qu’elles visent à promouvoir et à défendre.

Des éléments atypiques qui ont rendu l’attentat contre Charlie Hebdo historiquement insolite pour la France et pour le monde

Voici quelques leçons, à méditer :

L’improbabilité que Charlie Hebdo rassemble la planète

Comment imaginer qu’un journal satirique de gauche, féministe et anti-système allait unir la communauté internationale ? Les combats de Charlie Hebdo sont à contre-courant des tendances générales observées dans le monde, où l’on observe une montée du conservatisme, un retour à l’ordre prônée par l’extrême droite (y compris en France) et l’explosion de violences commises au nom de la religion. Alors que dans près d’un pays sur deux on châtie le crime de blasphémer , c’est paradoxalement un journal athée et idéologiquement marginalisé qui va fédérer les réactions : après le 11 janvier, tout le monde veut « être Charlie » et l’unité est au rendez-vous. Et le timing est bon car la planète est prête à se rassembler. Ce besoin se décline en fonction des différents contextes nationaux.

La France plongée au cœur d’un débat planétaire qui lui est étranger

Autre fait curieux : la France se retrouve propulsée au cœur d’un débat qui lui est insolite, c’est-à-dire celui de la criminalisation du « blasphème ». En 1766, le chevalier de La Barre, accusé de « blasphème et de sacrilège » et défendu par Voltaire, fut condamné à être décapité, mais les lois « anti-blasphème » sont formellement abrogées pendant la Révolution française . La France est donc sans doute l’un des seuls pays au monde à souffrir de violences « anti-blasphème » sans avoir une loi qui les sanctionne . Dans nombre d’autres pays, des accusations de « blasphème » sont proférées par des factions conservatrices afin de réaffirmer des valeurs religieuses au niveau national. Or, en France, ce n’est pas le cas puisque toutes les factions politiques, sans exception, considèrent que le blasphème ne constitue pas un délit. On peut même dire que, dans l’Hexagone, le fait de critiquer l’Église est historiquement ancré dans la tradition républicaine.

Se moquer de la religion en France reviendrait à réaffirmer ses valeurs anticléricales et démocratiques – c’est en tout cas l’image extérieure que projette la France à l’étranger, et cela créé des malentendus tout au long de 2015. D’ailleurs, en novembre 2015, lorsque le slogan « Pray for Paris » apparaît sur les réseaux sociaux pour soutenir les Français suite aux attentats, le dessinateur Joann Sfar reflète bien l’esprit de cette France anticléricale en écrivant : « Friends from the whole world, thank you for #pray for Paris, but we don’t need more religion! Our faith goes to music ! Kisses ! Life ! Champagne and JOY! #Paris is about life . »

Il est étonnant, et somme toute paradoxal, de voir la France engagée dans un débat mondial autour des moqueries sur la religion, car si la planète s’interroge sur le fait de savoir si « blaguer sur Dieu » est une offense ou non, l’héritage français, lui, répond sans hésitation par un non catégorique qui ne connaît pas de remise en cause dans le pays. La République est emportée dans une bataille culturelle qui n’est pas sienne. Et c’est sans doute parce qu’elle est indifférente, voire insolente, à ce débat qu’elle est justement visée. En 2005, les positions courageuses prises par Charlie Hebdo en soutien aux journalistes du Jyllands-Posten menacés de mort dans l’affaire des caricatures de Mahomet avaient parfaitement illustré cette « excentricité » française.

En 2015, la France, pays phare de la liberté d’expression

Tout au long de l’année 2015 s’est déroulé un débat général sur la liberté d’expression. Journalistes, universitaires, politiques et intellectuels se sont interrogés sur ses limites en se référant au cas concret de Charlie Hebdo et, par conséquent, à la position du gouvernement français par rapport à cette liberté d’expression. La France devient le pays phare de la liberté d’expression alors que ce statut était habituellement réservé aux États-Unis. D’un point de vue juridique, le Premier Amendement de la Constitution américaine hisse les États-Unis à un seuil de liberté d’expression maximal, où quasiment toute opinion est tolérée  et les sanctions pénales à l’européenne sont perçues comme antilibérales. Dans l’arène diplomatique, les États-Unis jouaient un rôle beaucoup plus visible que la France sur les dossiers liés à la liberté d’expression.

Le double langage sur la liberté d’expression

De nombreux chefs d’État à la tête de régimes où ont lieu de flagrantes violations de la liberté d’expression ont tenu à être présents à la manifestation parisienne du 11 janvier 2015. Cette hypocrisie est clairement apparue, mais il n’y a pas que les dirigeant politiques qui se sont retrouvés en décalage de cette façon. Ainsi, moins de deux semaines après avoir publié une déclaration passionnée sur l’importance de la liberté d’expression, Facebook s’est mis à censurer des images représentant le prophète Mahomet en Turquie  en contradiction flagrante avec Mark Zuckerberg qui avait déclaré au lendemain des attentats que « Facebook a toujours été un endroit où les gens à travers le monde partagent leurs points de vue et des idées » et ne laisserait jamais « un pays ou un groupe de personnes dicter ce que les gens peuvent partager à travers le monde  ».

En revanche, le rôle de Facebook a été très précieux lors des attentats de novembre 2015, grâce à la fonctionnalité Safety Check qui a permis à 5 millions de Parisiens de signaler à leurs amis qu’ils étaient en sécurité .

Les attentats de Copenhague

Le 14 janvier 2015, le journal Libération interview un expert sur les attentats et pose la question suivante : « L’impact extraordinaire de cette action contre Charlie ne risque-t-il pas d’avoir un effet d’imitation ?  » Un mois plus tard, jour pour jour, la même terreur frappe la ville de Copenhague, de façon spectaculaire dans la ressemblance. À nouveau, ce sont des Juifs et des journalistes qui sont visés. Le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius exprime bien les similitudes entre Paris et à Copenhague : « Je suis frappé par le mimétisme de la séquence, d’abord une attaque contre le symbole de la liberté d’expression, ensuite une attaque contre des Juifs, et puis l’affrontement par rapport aux policiers . » À Copenhague, l’assassin s’est également préparé à mourir en martyr en ouvrant le feu sur les forces de l’ordre.

« Dis moi ce que tu penses de Charlie Hebdo, et je te dirai comment tu vois la France »

Jusqu’en novembre, le débat sur Charlie Hebdo qui a suivi les attentats a parfois aussi renvoyé à des images négatives de la France. Peu après le rassemblement du 11 janvier, la solidarité s’est quelque peu effritée et l’examen du cas précis du journal Charlie Hebdo a polarisé certaines prises de position. La presse internationale s’est ainsi interrogée sur les caricatures publiées par l’hebdomadaire : le journal parisien est-il raciste ou antiraciste ? S’il est raciste, pourquoi des millions de Français sont-ils alors descendus dans les rues de Paris le 11 janvier ? Le débat, qui oppose souvent des dirigeants politiques français à une partie de l’opinion publique anglo-saxonne, s’intensifie au printemps. La tradition légale française prête parfois à confusion outre-Atlantique : on s’interroge sur le paradoxe qui existe entre le fait de criminaliser l’incitation à la haine tout en autorisant l’insulte à la religion. Mais, surtout, Charlie Hebdo donne l’opportunité à chaque commentateur de dresser son propre portrait de la France. On évoque son histoire anticléricale, sa liberté, sa démocratie, son héritage des Lumières, mais aussi sa « tyrannie » de la laïcité, son intolérance, son racisme et la présence de cellules extrémistes dans le pays. Cette discussion cesse brusquement après les attentats de novembre, lorsque l’attention se porte sur les représailles militaires contre l’État islamique. Mais il est fort probable que ces débats autour du « modèle français » réapparaîtront à l’avenir.

Les attentats de janvier 2015 confirment des phénomènes politiques qui auraient dû être interprétés et compris depuis longtemps. Mais, désormais, pour ceux à qui ces conclusions auraient échappé, le paysage après les 7 et 9 janvier ne se prête plus à aucune ambiguïté.

La lutte contre le blasphème, champ de bataille des djihadistes

L’attentat contre Charlie Hebdo confirme à quel point la lutte contre les « blasphémateurs » reste prioritaire pour les djihadistes. Alors que de nombreuses traditions religieuses ont des tabous concernant le sacré – et ce n’est en rien un phénomène exclusif à l’islam –, les violences propagées par les islamistes radicaux sont les plus remarquées. La lutte contre le délit de blasphème doit mettre en lumière la corruption morale des « infidèles » et, plus largement, celle de l’Occident. Dans le contexte national, les militants anti-blasphème visent à déstabiliser le statu quo de régimes jugés trop modérés. Combattre le blasphème permet de remplir plusieurs objectifs : réaffirmer une interprétation islamiste ultraconservatrice, polariser davantage les clivages entre populations laïques et islamiques, et recruter davantage d’« offensés » à la cause du djihad. Des colères sont préfabriquées pour éveiller l’agitation sociale jusqu’au point de provoquer des débordements. Lorsqu’un gouvernement est affaibli par ces scènes de violences, son pouvoir s’effrite un peu plus. À ce « jeu », les radicaux sont toujours plus gagnants que les modérés, au détriment des libertés civiles . Les interprétations religieuses les plus restrictives renforcent la crédibilité des islamistes, renvoyant une image ardente des « vrais » défenseurs de l’islam offensé et s’érigeant en protecteurs de la dignité des musulmans.

Quel lien entre djihadisme et lutte contre le blasphème ?

En revendiquant les attentats de novembre, l’État islamique accuse la France d’avoir « osé » insulter le Prophète . Mais la question de la lutte anti-blasphème est présente dans tous les cercles djihadistes, sans exception. Pour les militants extrêmes, ceux qui insultent la religion sont les véritables terroristes, menaçant la paix et la sécurité mondiales. Par exemple, au Pakistan, Hafiz Muhammad Saeed – le chef d’une organisation officiellement reconnue comme terroriste par les Nations unies, le Jamatud Dawa – affirme que le blasphème est « le plus grand terrorisme dans le monde ». En janvier 2015, il déclare : « L’Occident a déclenché un choc des civilisations. Les dirigeants de quarante pays se sont unis pour exprimer leur solidarité avec les blasphémateurs . » De tels discours façonnent le débat national, aggravent des tensions existantes et légitiment des émeutes. Il est difficile d’évaluer si la colère populaire n’implique qu’une minorité de l’opinion ou s’il reflète la pensée de la majorité ; souvent, ceux qui crient le plus fort sont les plus entendus, mais dans les deux cas les politiques rendent l’indignation « acceptable » par leurs discours enflammés. Autre exemple, mais cette fois-ci en Europe, le mollah Krekar (de son vrai nom Najmeddine Faraj Ahmad), avant d’être arrêté en Norvège pour s’être félicité de l’attentat contre Charlie-Hebdo, déclare : « Le dessinateur est devenu un infidèle en guerre, et donc il est permis de le tuer . » En mai 2015, al-Qaida en Asie du Sud-Est publie des directives pour cibler les blasphémateurs qu’il faut assassiner et énumère les cibles de prédilection : ceux qui insultent le prophète Mahomet, les gens qui n’autorisent pas l’application des décisions de la charia, ceux qui présentent l’islam à tort, ceux qui tentent de détruire les valeurs sociales musulmanes par la propagation de la nudité et du zina (les relations sexuelles en dehors du mariage) et enfin ceux qui visent à supprimer la mise en place de règles islamiques (charia). Il est précisé également que le blasphémateur peut « être un écrivain bien connu […], un poète ou libre-penseur ou soi-disant intellectuel. Il/Elle peut être un éditeur d’un journal ou d’un magazine. Il/Elle peut être un acteur, journaliste, producteur, réalisateur ou acteur, etc. ».

La persistance de la haine des Juifs

L’attentat contre Charlie est souvent mis en avant pour décrire les événements survenus à Paris en janvier 2015. Or la prise d’otages et le massacre à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes ont eu des conséquences tout aussi importantes. Alors que l’attentat contre Charlie Hebdo ciblait le métier de caricaturiste et la satire politique, les Juifs, eux, ont été visés simplement parce qu’ils existaient. L’attentat confirme de façon définitive ce que les Juifs français savaient déjà, à savoir que l’antisémitisme n’est pas un débat théorique mais bien une menace pour la sécurité physique de chaque membre de leur communauté. Déjà, en 2013, une étude notait que 85 % des Juifs français estimaient que « l’antisémitisme est un problème dans leur pays », contre 66 % au niveau européen . Alors que les violences augmentent en nombre, elles s’accélèrent aussi dans le temps . Les attaques qui s’ensuivent à Copenhague, dont le meurtre de Dan Uzan qui protégeait la synagogue au moment du drame, plongent les Juifs d’Europe dans un questionnement tout à la fois existentiel et très pratique sur la viabilité de leur avenir sur le continent.

Notre note se concentre sur les effets de l’attentat contre Charlie Hebdo, mais on retient de la tuerie de l’Hyper Cacher que l’obsession antijuive des islamistes est incessante. Là où les valeurs libérales sont traquées, les Juifs le sont aussi. Le destin de l’Europe est donc lié au leur. Notons que, depuis la Révolution française, la France est l’un des épicentres où les Juifs ont partie liée avec les valeurs libérales, en ayant acquis, par exemple, le droit à la citoyenneté. Et selon l’écrivain américain Leon Wieseltier, c’est aussi en France que s’est produit « l’un des grands engagements du libéralisme avec les Juifs  ». Le discours du Premier ministre Manuel Valls prononcé à l’Assemblée nationale le 13 janvier 2015 n’est pas un événement franco-français, mais un acte politique d’envergure internationale. Le Premier ministre ne s’adressait pas seulement aux élus français, mais s’ouvrait directement à la communauté internationale : « Disons-le à la face du monde : sans les Juifs de France, la France ne serait plus la France . » Ce discours, réconfortant et réécouté par les Juifs du monde entier, aurait-il pu être prononcé sans le contexte particulier créé par l’attentat contre Charlie Hebdo ? L’opinion publique aurait-elle ressenti la gravité de l’heure pour les Juifs de France si cet attentat n’avait pas suscité une telle émotivité ? Et lors des attentats de novembre 2015, toutes les victimes, incarnation d’un certain nombre de valeurs libérales parisiennes (la musique, la culture, le football, un certain art de vivre…), sont devenues « juives », autrement dit une cible potentielle des assassins. Manuel Valls avait raison : « Quand on s’attaque aux Juifs de France, on s’attaque à la France et on s’attaque à la conscience universelle, ne l’oublions jamais !  »

Que confirment les attentats du 13 novembre ? Il est certes encore trop tôt pour prétendre savoir tout ce que révèlent ces événements. Les effets militaires, politiques, diplomatiques et sociaux émergeront peu à peu avec le temps, mais une observation peut déjà être faite à l’échelle européenne : l’efficacité de l’Union européenne est résolument testée. À l’heure de la publication de ce papier, le président de la République française songe à déclencher la clause de solidarité du traité européen pour la première fois de l’histoire européenne. Cette disposition exceptionnelle est activée lorsque les capacités d’un pays ne sont pas suffisantes pour réagir face à une attaque terroriste ou à une catastrophe naturelle. Que l’on soit « euro-enthousiaste » ou « eurosceptique », les attentats de Paris obligent à un constat très pragmatique : le terrorisme sur le sol européen est impossible à vaincre sans un renforcement de la coopération des États de l’Union européenne à tous les niveaux – renseignements, contrôle des frontières (tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’Union), police, justice…

La globalisation exige plus de liberté et plus de sécurité – et pour remplir cette double exigence, les défis de l’Union européenne sont gigantesques. À Bruxelles, les solutions proposées sont souvent techniques : on appelle à réviser des cadres juridiques, à créer des nouvelles structures, de nouvelles agences, ou à augmenter des budgets. Mais peu importe les modalités de la coopération européenne, auxquelles on accorde parfois trop d’importance, car ce sont bien les résultats pratiques qui comptent. Cette réussite sécuritaire est indispensable à la jouissance de toutes nos libertés fondamentales : si l’Union européenne ne peut assurer la sécurité de ses citoyens, les nombreuses libertés qu’elle leur offre quotidiennement ne seront plus comprises. L’Europe doit se renforcer et s’unir encore plus, ou alors elle s’éteindra dans la confusion et l’incompréhension. Les attentats de novembre démontrent qu’un partage plus libre des données sensibles dans l’espace Schengen n’est pas une simple « plus-value » de la construction européenne, mais une absolue nécessité.

Tout le monde est d’accord qu’il convient de tracer les mouvements des combattants étrangers qui reviennent en Europe et également ceux des djihadistes européens qui profitent de la libre circulation pour prendre la fuite après une attaque. Mais, comble du paradoxe, cette réalité exige que l’Union européenne se comporte comme un État souverain alors qu’elle n’est finalement qu’une organisation… régionale ! Comment résoudre ce dilemme inédit ? Le débat se prolongera sans doute au cours de l’année 2016.

Les colères mondiales contre Charlie Hebdo

« Les gens qui ne rient jamais ne sont pas des gens sérieux »

Alphonse Allais

Peu après les attentats de janvier 2015, des réactions de solidarité avec la France ont eu lieu aux quatre coins du monde et des manifestations ont parfois rassemblé plusieurs milliers de personnes. Mais on a noté aussi des scènes anti-Charlie dans un certain nombre de villes (Abidjan, Alger, Amman, Le Caire, Dakar, Gaza, Istanbul, Khartoum, Londres , Nouakchott, Sanaa, Srinagar, Sydney, Téhéran…). Ces réactions anti-Charlie permettent de jeter un regard inhabituel sur le phénomène des militants « anti-blasphème », sur les sensibilités internationales par rapport à cette question, mais aussi de voir comment la France a été perçue dans le monde entre janvier et novembre 2015, au cours de ce que l’on peut appeler une « phase de questionnement ».

Il est impossible de faire un compte rendu exhaustif de toutes les réactions internationales, mais nous avons rassemblé ci-après un échantillon de faits notables afin de tenter de leur donner un sens. Car, en dépit de l’unité internationale contre l’État islamique, il ne faut pas occulter le fait que, durant la période comprise entre les attentats contre Charlie Hebdo et ceux du Bataclan, la France a été perçue dans certains pays comme le « symbole d’un Occident détesté  ». À l’occasion de rassemblements, on a exigé que le gouvernement français présente formellement des excuses à tous les « musulmans offensés ». Parfois, le drapeau français ou même l’effigie de François Hollande ont été brûlés. Les manifestations ont pu être pacifiques, non violentes, mais d’autres ont connu des affrontements entre policiers et contestataires. Dans les cas plus extrêmes, les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ont pu être présentés comme des « résistants » contre la France impérialiste. Les caricaturistes, eux, étaient jugés « responsables » d’avoir causé la violence en raison de leur haine contre les musulmans. Critiquer la religion était donc dans ce cas assimilé à de la violence, ce qui justifiait moralement le recours à des émeutes ou à des attentats. Sur la colère préfabriquée des islamistes, tout semble résumé par l’écrivain algérien Kamel Daoud dans ces interrogations : « Qui a vu la vidéo du pilote jordanien brûlé vif dans une cage ? […] Pourquoi “je suis Charlie” semble plus choquant pour certains que la vidéo de ce pilote brûlé vif ?  »

Dans certains pays, le nombre élevé de personnes mobilisées a pu surprendre. En Afghanistan, jusqu’à 20 000 personnes manifestent dans la ville de Herat, troisième ville de pays . À Kaboul, les affrontements avec la police provoquent 2 morts et 24 blessés . Au Niger, les débordements sont d’une extrême violence : les manifestations anti-Charlie provoquent 10 morts et 173 blessés, ce qui génère un deuil national de trois jours dans le pays. À Niamey, la capitale, 45 églises sont incendiées ainsi que 5 hôtels, l’orphelinat et l’école chrétienne. L’ambassade de France appelle même ses ressortissants à éviter toute sortie . Autre fait notable : la mobilisation des Tchétchènes pour rallier le camp anti-Charlie à Grozny convoqué par le président Ramzan Kadyrov lui-même. La Tchétchénie devient un épicentre de la contestation anti Charlie Hebdo et selon des décomptes officiels, entre 800 000 et 1 million de personnes se rassemblent pacifiquement devant la grande mosquée de la capitale .

Au Pakistan, la population se mobilise très vite dans les principales villes du pays. Des milliers de personnes marchent à Lahore, Karachi, Quetta, Peshawar et Multan. À Karachi, des incidents ont lieu lors d’un rassemblement au cours desquels un photographe de l’AFP est blessé, un autre rassemblement réunit 30 000 personnes et plusieurs manifestants attaquent une école chrétienne . À Lahore, on brandit des affiches : « We are all Said Kouachi . » À Islamabad, la capitale, 15 000 personnes défilent lors d’un rallye dirigé par le parti fondamentaliste Jamaat-e-Islami. On y évoque le « terrorisme journalistique  ». À Bannu, ville située non loin des fiefs talibans des zones tribales, des étudiants pakistanais saccagent une école chrétienne, dont ils exigent la fermeture . Un président de district du Jamaat-e-Islami, Sheikh Mushtaq, déclare : « Nous pouvons supporter de voir nos enfants abattus devant nos yeux, mais nous ne pouvons pas supporter le blasphème . » Par ailleurs, un ancien ministre pakistanais, Ghulam Ahmad Bilour, annonce qu’il met la tête de l’actuel propriétaire de Charlie Hebdo à prix, pour 200 000 dollars. Il propose aussi 100 000 dollars aux héritiers des frères Kouachi, et d’Amedy Coulibaly . Et son parti, le Parti national Anawi, ne prend aucune mesure disciplinaire contre de telles tactiques d’intimidation. Le Parlement pakistanais adopte une résolution à l’unanimité contre les caricatures, expliquant le phénomène comme une tentative délibérée d’« élargir les malentendus entre les civilisations » et d’incitation à la violence . La Lahore High Court Bar Association demande même au gouvernement de poser l’affaire devant la Cour internationale de justice .

En Iran, un concours international de bande dessinée est lancé autour du thème de l’Holocauste en réponse à la publication de caricatures dans Charlie Hebdo. Une compétition similaire avait déjà été organisée en réponse aux caricatures du journal danois Jyllands-Posten .

Les théories du complot foisonnent aussi, notamment en Russie et en Turquie. En Russie, des commentateurs pro-Kremlin désignent les États-Unis comme les véritables auteurs des attentats. Le Komsomolskaïa Pravda, l’un des principaux tabloïds russes, va jusqu’à titrer : « Les Américains ont-ils semé la terreur à Paris ? » Dans l’article qui suit, les auteurs s’acharnent à montrer comment Washington aurait pu organiser les attentats de janvier 2015 . D’une façon plus générale, l’opinion publique et la presse russe sont très partagées sur le soutien à apporter au journal français . Des positions curieuses autour de Charlie Hebdo viennent s’insérer dans les affaires intérieures du pays. Le 27 février 2015, au moment de l’assassinat de Boris Nemtsov, un opposant à Vladimir Poutine, les autorités soulignent qu’il avait reçu des menaces à la suite de son soutien au journal Charlie Hebdo. Parmi une abondance de théories spéculatives et de multiples pistes d’investigation du meurtre (dont l’une liée au conflit ukrainien), une enquête formelle est menée autour de ce soutien au journal français. Alors que l’assassinat incarne une lutte de pouvoir entre les différentes forces en Russie, le soutien de Nemtsov à Charlie Hebdo nourrit les fantasmes des complotistes . En novembre 2015, lorsque le journal français publie des caricatures concernant le crash d’un avion russe dans le Sinaï ayant causé 224 victimes, le dirigeant du parti Russie Juste en déduit que cela « témoigne de la profondeur de la crise morale dans la société occidentale et française  ». Et la porte-parole de la diplomatie russe de s’interroger : « Y a-t-il encore quelqu’un qui est Charlie ?  »

En Turquie, les spéculations complotistes foisonnent également . Melih Gökçek, le maire d’Ankara, assure que le Mossad (les services de renseignement israéliens) est « certainement derrière ces incidents  ». Il lie les attentats à la reconnaissance de l’État palestinien par la France. Ali Sahin, membre du parlement turc et porte-parole du parti AK, soupçonne que ces massacres ont été « mis en scène comme au cinéma  ». Selon un sondage réalisé en Turquie , 20 % des sondés pensent que les satiristes du Prophète « ont obtenu la réponse qu’ils méritaient ». À la question : « Qui a vraiment fait ces attentats ? », seulement 31 % répondent que ce sont les « islamistes radicaux ». La réponse la plus importante (44 %) cible « les services de renseignement étrangers ». Lorsque l’on demande qui est la véritable victime, seulement 22 % estiment que les satiristes assassinés sont les « vraies victimes », tandis que 24 % sont d’avis que ce sont les musulmans vivant en Europe et 43 % définissent les victimes comme « le monde islamique ». À la question : « Croyez-vous que les croisades contre l’islam sont toujours en cours ? », 55 % des sondés répondent oui, avec un taux de 66 % parmi les électeurs de l’AKP .

En Inde, Shirin Dalvi, rédactrice en chef de l’édition Mumbai ourdou Avadhnama, est arrêtée pour avoir publié la caricature du Prophète (« Tout est pardonné ») qui avait fait la une de Charlie Hebdo après les attentats . Elle présente ses excuses publiquement. Elle est libérée sous caution, mais le harcèlement continue et, pour fuir la pression, doit cacher son visage derrière une burqa .

En Chine, le gouvernement utilise les attentats comme exemple des risques que peut engendrer une presse libre et indépendante. Un éditorial signé par l’agence Xinhua explique ainsi qu’il y aurait sans doute moins de tragédies dans le monde s’il y avait des limites à la liberté d’expression. Le système chinois, qui « encadre » la liberté d’expression, serait donc le meilleur système .

Au Vatican, le pape condamne le blasphème en déclarant : « Si un grand ami parle mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing . » Ces mots, empathiques envers les croyants offensés, renvoient un signal désastreux sur le terrain où des chrétiens continuent à être abattus au nom du blasphème et d’insultes à la religion dans plusieurs pays islamiques. Le discours du pape, contre-productif car légitimant en quelque sorte le recours à la violence, serait donc une invitation directe à la persécution des chrétiens au Pakistan, par exemple .

En Allemagne, le 11 janvier 2015, les bureaux du tabloïd Hamburger Morgenpost sont incendiés, sans doute en représailles pour la publication de plusieurs caricatures reprises de Charlie Hebdo . Parfois aussi, l’effet pervers de l’autocensure se met en marche. Un char « Charlie Hebdo », prévu en hommage à la liberté d’expression, est ainsi retiré du cortège du festival de Cologne, tandis qu’en Belgique le musée Hergé annule une exposition-hommage à Charlie Hebdo pour des raisons de « sécurité  ». En Irlande du Nord, la Queen’s University de Belfast annule une table ronde sur le thème et l’on évoque des raisons liées à la sécurité des invités, mais aussi à « la réputation de l’université  », même si l’événement finira par avoir lieu . En Finlande, la présence d’un stand « Je suis Charlie » prévue au festival World Village de Helsinki est annulée pour des raisons de sécurité .

Made in France but lost in translation : lorsque le message français ne passe pas outre-Atlantique

Incitation à la haine ou blasphème : la position juridique de la France

Quelle est la différence entre « incitation à la haine » et « blasphème » ? En 2015, pourquoi condamner Dieudonné mais soutenir Charlie Hebdo * ? Lorsqu’il s’agit de la liberté d’expression et ses limites, la France exprime une position très marquée, truffée de nuances juridiques. « Inciter à la haine » est un crime qui entraîne des sanctions pénales, justifiées lorsque les mots déclarés peuvent déclencher des actes violents à l’encontre d’une personne physique (en raison de sa race, de sa couleur, de son ascendance, de son origine nationale ou de son origine ethnique, par exemple). Une parole qui met en danger la sécurité physique d’un citoyen est interdite. En revanche, le « blasphème » est autorisé parce que critiquer une religion n’est pas considéré comme compromettant la sécurité physique d’une personne appartenant à une communauté religieuse. D’ailleurs, dans le cas de la criminalisation du blasphème, l’accent n’est jamais mis sur le préjudice physique que les mots ou les images peuvent déclencher, mais plutôt sur le degré auquel il a causé offense. La position de la France est très « morale » sur l’incitation, mais plutôt « moqueuse » sur le blasphème.

* En novembre 2015, le dernier recours juridique de Dieudonné a été rejeté par la Cour européenne des droits de l’homme. Faire applaudir sur scène un négationniste notoire ne relève pas de la liberté du spectacle, mais d’une démonstration de haine et d’antisémitisme, a tranché la Cour (voir Hugo-Pierre Gausserand, « Dieudonné débouté par la Cour européenne des droits de l’homme », lefigaro.fr, 10 novembre 2015.

Tout au long de l’année, Charlie choque et divise – même entre amis

Dès janvier 2015, c’est dans la presse anglo-saxonne que le débat concernant la publication de dessins de Charlie Hebdo se fait le plus aigu. Alors que 76 % des Américains ont entendu parler des attentats, 28 % ne soutiennent pas la publication des caricatures . Au pays du Premier Amendement, l’éditeur du New York Times Dean Baquet avoue « avoir passé la moitié de sa journée » à y réfléchir et avoir « changé deux fois d’avis ». Il finit par expliquer sa décision : « Nous avons une norme longtemps tenue et qui nous sert bien, à savoir qu’il y a une différence entre l’insulte gratuite et la satire . » De leur côté, le New York Daily News, les agences Reuters et Associated Press font largement écho aux événements parisiens mais ne diffusent pas les dessins pour autant . Les grandes chaînes américaines CNN et MSNBC refusent également de les montrer. En Grande-Bretagne, la chaîne d’information Sky News n’hésite pas à couper la journaliste Caroline Fourest en direct alors qu’elle essaye de montrer la une du premier numéro de Charlie Hebdo reparu après les attentats . Quant à Tarik Kafala, chef de BBC Arabic, il souhaite que le mot « terroriste » ne soit pas utilisé pour décrire les tueurs de Charlie Hebdo, car le terme lui semble « trop chargé  ». En revanche, de nombreux sites Web – The Huffington Post, Gawker, Buzzfeed, Vox… – n’hésitent pas à reproduire les dessins . D’après Slate.fr, parmi les journaux qui publient la caricature « Tout est pardonné » de la première une de Charlie Hebdo après les attentats, on trouve le Wall Street Journal, le Los Angeles Times et The Guardian .

Par la suite, les examens de conscience se multiplient. Certains journalistes craignent que le journal français soit antimusulman et nombre d’entre eux s’interrogent : comment couvrir l’actualité des attentats sans glorifier pour autant une publication intolérante ? Est-il nécessaire de publier ces caricatures pour commenter l’actualité des attentats parisiens ? Faut-il être solidaire avec Charlie Hebdo pour dénoncer le terrorisme ? Les dessins sont décortiqués et analysés : sont-ils insensibles, antimusulmans, antiracistes, antidjihadistes ?… On tente également de deviner les véritables intentions des dessinateurs et leurs raisons. Ces questionnements diffèrent de la crise survenue au moment de la circulation du film L’Innocence des musulmans. La vidéo, ardemment hostile à l’islam, dépeignait alors carrément le prophète Mahomet comme un pédophile sanguinaire, mais la presse américaine, à l’époque, ne s’était pas focalisée pas sur le contenu du clip, mais sur l’absurdité des violences qui avaient suivi , car le réalisateur de la vidéo, décrit comme un égaré solitaire et marginal, n’était censé ne représenter que lui-même. Or, en revanche, Charlie Hebdo est perçu comme un organe de presse établi, représentatif d’un courant d’opinion en France, sinon même typiquement français.

En 2015, interpréter les dessins de Charlie Hebdo revient en fait à se pencher sur la situation sociale et politique de la France. On analyse alors les effets de la discrimination et de l’exclusion des musulmans de France ; on commente aussi l’aspect coercitif de sa laïcité. Lorsque les questions du racisme et des tensions communautaires sont évoquées, la France n’obtient jamais le bénéfice du doute. Chacun interprète les caricatures selon sa grille de lecture socioculturelle qu’il a de l’Hexagone. En septembre 2015, une nouvelle controverse confirme à quel point les satires de Charlie Hebdo ne passent pas outre-Atlantique : le journal satirique est accusé par des internautes de tourner en dérision la mort d’Aylan, l’enfant syrien retrouvé mort sur une plage turque, alors que les dessins visent avant tout à se moquer de l’inertie de l’Europe. Le hashtag #JenesuispasCharlie revient en force sur Twitter.

En mai 2015, le monde littéraire américain se plonge dans la dispute « qui est Charlie ? ». À l’occasion du gala de l’association d’écrivains PEN, plus de 200 auteurs  annoncent dans une lettre ouverte qu’ils s’opposent à la remise du prix Courage et Liberté d’expression à Charlie Hebdo. Deux camps s’affrontent alors : ceux qui approuvent la récompense et ceux qui s’y opposent . Sur Twitter, Salman Rushdie, ancien président du PEN, traite ses confrères outre-Atlantique de « lâches » et il déclare : « Si PEN, en tant qu’organisation défendant la liberté d’expression, ne peut pas protéger et célébrer ceux qui ont été assassinés pour des caricatures, alors, franchement, cette association est indigne de son nom . »

Puis, un nouvel incident éclate et suscite des amalgames. Deux hommes armés sont tués alors qu’ils ouvrent le feu sur une exposition anti-islam au Texas organisée par un mouvement d’extrême droite. L’opinion publique compare le contexte français à l’incident américain alors que l’exposition texane ne visait pas les djihadistes mais incitait directement à la haine contre tous les musulmans . Suzanne Nossel, la directrice de PEN America (qui a accordé le prix à Charlie Hebdo) et ancienne diplomate américaine ayant travaillé de près sur ces questions, a tenté d’expliquer cet écart : « Le discours de l’intolérance peut faire le tour du globe, avant même que le contexte des caricatures puisse avoir le temps de s’y installer. L’absence de paysage contextuel a causé la tornade initiale. Puis le débat a été rattrapé par la mise en contexte de la satire politique en France, grâce à des centaines d’articles et d’analyses écrits dans la presse mondiale. Que l’on soit d’accord ou non, le débat a généré plus informations et une meilleure compréhension mutuelle. Ce débat fut utile, dès lors que la tornade s’est dissipée . »

La diplomatie américaine pendant les évènements de janvier 2015

À la consternation des observateurs, lorsque le secrétaire d’État américain John Kerry a commenté les attaques de novembre 2015, il les a moralement distingués de ceux de janvier : « Il y a quelque chose de différent par rapport à ce qui est arrivé au moment des attentats Charlie Hebdo, et je pense que tout le monde peut sentir cela. […] Il y avait alors une sorte de focus particulier, et peut-être même une légitimité en termes de… pas une légitimité mais une rationalisation à laquelle on pouvait s’accrocher et dire d’une certaine manière : “OK, ils sont vraiment en colère à cause de cela et cela .” » Ces mots suscitent la fureur dans la presse américaine, mais au fond les propos de John Kerry ne font que réveiller un profond malentendu entre la France et le États-Unis, latent depuis le début de l’année.

Le 11 janvier 2015, aucun responsable de premier plan de l’administration Obama n’est présent au grand rassemblement, alors même que le ministre de la Justice Eric Holder se trouve pourtant aussi à Paris pour d’autres affaires. Très vite, le 16 janvier, le secrétaire d’État John Kerry se rend en France et la Maison-Blanche, par la voix de son porte-parole Josh Earnest, avoue : « Nous aurions dû envoyer quelqu’un de plus haut niveau . » Dix mois plus tard, comme pour rattraper ce retard, le président américain sera le premier chef d’État à réagir aux attaques du 13 novembre – avant même avant la prise de parole de François Hollande.

Les signaux ambigus donnés par les États-Unis à plusieurs reprises en 2015 sont d’autant plus étonnants qu’historiquement les États-Unis jouent un rôle primordial sur la scène internationale lorsqu’il s’agit de lutter contre les violences « anti-blasphème ». Champions de la liberté d’expression, de la liberté de religion et de conviction, ces valeurs forment un socle essentiel de l’identité américaine. L’idéalisme du Premier Amendement de la Constitution américaine y contribue sans aucun doute. Mais une bonne dose de réalisme accompagne aussi sa diplomatie de grande puissance et l’administration prend en compte les dangers sécuritaires que peuvent engendrer les violences commises par des militants « anti-blasphème ». En 2012, les États-Unis ont vécu cela de près à l’occasion de la diffusion de la vidéo L’Innocence des musulmans qui a déclenché des émeutes dans le monde islamique similaires à celle de janvier 2015, avec en plus les tentatives de prises d’assaut des ambassades américaines en Égypte et Tunisie . À Genève, au Conseil des droits de l’homme, les diplomates américains se sont toujours acharnés à trouver un consensus sur ce dossier du « blasphème » qui empoisonne les rapports avec l’Organisation de la coopération islamique. En 2011, un accord très fragile avait été obtenu .

Malgré cette diplomatie vigoureuse, les États-Unis ont-ils pleinement saisi le symbolisme des attentats de janvier ? Dix mois plus tard, lorsque John Kerry « rationalise » dans ses propos l’attentat contre Charlie Hebdo, cette question garde toute sa pertinence. Il semble tout d’abord que l’administration américaine a sous-estimé la réaction mondiale qui a accompagné le drame français : comment imaginer un tel élan de sympathie envers la France alors qu’à la même heure Boko Haram massacre 2 000 personnes au Nigeria ? Par ailleurs, l’information autour des attentats de janvier ne semble pas avoir correctement circulé à Washington. Barack Obama commet même une gaffe sur les meurtres commis à l’Hyper Cacher : lors d’une interview, il évoque « des fanatiques qui […] tirent au hasard dans un tas de gens dans une épicerie à Paris  ». Alors qu’il avait déjà dénoncé le caractère antisémite de l’attentat, son entourage continue à transformer ses mots maladroits en fiasco politique. Interrogé, son porte-parole réplique : « Il n’y avait pas que des Juifs qui se trouvaient dans cette épicerie . » Et lorsque la porte-parole du département d’État est interrogée pour savoir si l’attaque fut un acte antisémite, elle répond : « Je ne pense pas que nous allons répondre au nom des autorités françaises et dire comment elles voient la situation . » Toutes ces déclarations ajoutées à l’absence remarquée au rassemblement de Paris sont des indices qui peuvent faire douter de la juste appréciation américaine du poids de l’événement.

D’autre part, on peut peut-être également penser que les États-Unis ne souhaitaient pas rallumer de nouvelles tensions avec le monde islamique autour du thème des « insultes à la religion » alors que, comme on l’a vu, de nombreuses discussions diplomatiques avaient eu lieu autour de cette question. L’administration américaine a sans doute estimé que la lutte contre l’État islamique nécessitait une large coalition, bousculant le jeu d’alliances dans la région, et que le moment n’était pas adéquat pour froisser certains des régimes de cette coalition « hypersensibles » au sujet du « blasphème ».

La position américaine autour de la liberté d’expression et de la liberté religieuse

Selon la tradition américaine, le principe de la liberté d’expression fonctionne seulement en pratique s’il s’accompagne également d’une dose de responsabilité individuelle. La « responsabilité de chacun » régule le modèle multiculturel et permet de célébrer la diversité. Car plus une société est culturellement hétérogène, plus il y a le risque de « vexer » d’autres groupes que le sien. La précaution dans l’usage de la parole est donc encouragée afin de mieux coexister. Pour les idéalistes, l’histoire américaine prouve qu’au cours des époques différents groupes ont subi des discriminations avant de s’intégrer pleinement dans la société. Les normes de ce qui est socialement acceptable évoluent, le respect progresse. C’est un processus d’apprentissage graduel qui cumule en un happy end. Politiques et membres de la société civile font attention de ne pas froisser les sensibilités des diverses communautés religieuses. Par exemple, lorsque le pasteur chrétien Terry Jones brûle un Coran – juste pour réaffirmer son droit constitutionnel de le faire et pour attiser la haine –, de nombreuses personnalités le condamnent publiquement, y compris le président Barack Obama, la secrétaire d’État Hillary Clinton, le procureur Eric Holder, le commandant des forces en Afghanistan Général David Petraeus ainsi que des gouverneurs et sénateurs, tant démocrates que républicains. Le Council on American-Islamic Relations répond aux provocations de Terry Jones en distribuant des millions de copies du Coran aux Américains dans le but de se réapproprier le message de l’islam. La religion est utilisée comme une force de « bien » pour combattre le « mal », ce qui serait impensable en France. Pourtant, tout n’est pas rose : la rhétorique virulente antimusulmane lors des primaires du Parti républicain aux États-Unis en 2015 a semblé montrer une inversion de cette tendance. Affaire à suivre en 2016.

Après les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, le monde entier a eu les yeux tournés vers la France. Ensuite, tout au long de l’année, l’attention dans la presse mondiale a oscillé et a formé comme une courbe en U. Au départ, les attentats de janvier ont provoqué une solidarité politique, puis des émeutes antifrançaises se sont enchaînées dans le monde islamique. Ailleurs, notamment dans la presse anglophone, certains ont jeté un regard critique sur le journal Charlie Hebdo, ce qui quelque peu affaiblit l’unité initiale des réactions de soutien. Jusqu’en novembre, aux quatre coins du monde, on a débattu des questions « qui fâchent » : le droit au blasphème, la laïcité, la liberté d’expression, l’incitation à la haine, les minorités religieuses en France, la radicalisation… Les spécificités historiques, juridiques et culturelles françaises ont largement été examinées. Ces discussions n’ont cessé de façonner l’image extérieure de la France.

Depuis le 13 novembre, les enjeux internationaux ne sont plus conceptuels, mais géopolitiques. L’année 2015 se termine par une union planétaire contre l’État islamique. Ce qui était impensable avant novembre devient une réalité : une coalition disparate, imbriquée d’agendas nationaux contradictoires, s’unit pourtant autour d’un seul objectif, l’éradication de l’État islamique. De nombreux pays doivent faire face à une vague de violence commanditée par l’État islamique – avion russe abattu dans le Sinaï (224 morts), double attentat à Beyrouth (43 morts), attentat à Tunis (12 morts) –ou par al-Qaida Maghreb – prise d’otages dans un hôtel de Bamako (21 morts). L’année 2016 devrait mesurer la solidité de cette entente militaire. L’avenir jugera de l’efficacité de cet éventail d’initiatives militaires, politiques, juridiques, diplomatiques et sociales pour combattre le djihadisme, mais il importe de ne pas perdre de vue la phase qui s’est déroulée de janvier à novembre 2015, car cette période a mis en lumière de façon exceptionnelle l’acquis culturel et politique de la France : sa liberté, son audace, sa laïcité, sa culture, ses minorités, son racisme, son antiracisme, ses forces et ses failles. La République n’est pas toujours bien comprise, mais pour peser dans le monde elle devra s’efforcer d’écouter ces débats afin de mieux convaincre et se rénover là où c’est nécessaire.

Joëlle Fiss

Chercheuse et consultante

en politique internationale

fissjoelle@gmail.co