La parité, enfant bâtard de la Sofres et du suffrage? (Odile Dhavernas)

Ce texte ne prétend pas présenter une critique globale de la notion de parité, mais seulement, dans une première approche, mettre en évidence l’incompatibilité de la parité avec certains fondements de la démocratie telle qu’on l’a conçue jusqu’ici. En abandonnant ces fondements, on n’« améliore » pas la démocratie, on ne la rend pas plus « authentique », on change de système politique. En effet, l’enjeu de la réforme proposée n’est rien de moins que la nature du rapport entre le corps électoral et l’élu(e). Si les militantes de la parité entendent dépasser le simple mot d’ordre pour accéder à la théorie politique, elles ne pourront pas faire l’impasse sur ce débat. Les réflexions qui suivent les y convient amicalement.

Les femmes qui ont lancé le thème de la parité et qui militent pour qu’une loi établisse celle-ci partent d’un constat irrécusable: la quasi-absence des femmes de la vie politique et des institutions. fi n’est pas douteux que cette situation est injuste à l’égard des femmes et cause un grave préjudice à la société entière. Il faut d’ailleurs, ajoutent-elles, voir dans ce déséquilibre une des raisons de la crise de la démocratie, caractérisée par le fossé qui s’aggrave entre la société et la classe politique. C’est au nom d’une démocratie nouvelle et véritable que les « paritaristes » mettent en cause la « conception traditionnelle » de la démocratie, qui s’est purement et simplement construite sur l’exclusion des. femmes: pour elles, la démocratie sera paritaire ou ne sera pas.

Il s’agit d’assurer le «partage égalitaire du pouvoir entre les sexes » ; les femmes ont un droit égal à celui des hommes de participer aux institutions politiques; et, puisque les hommes ne sont pas disposés à partager le pouvoir spontanément, il y il lieu de les y contraindre en décrétant que toutes les assemblées élues devront comporter autant de femmes que d’hommes. Cette mesure autoritaire se justifie parce que les femmes ont été exclues des institutions politiques «en tant que femmes » ; c’est donc « en tant que femmes» qu’il convient de les y réintégrer. Devançant une critique que l’on n’allait pas manquer de leur faire, les militantes de la parité contestent que leur proposition comporte en germe une parcellisation du suffrage, un éclatement de la collectivité nationale en diverses catégories qui exigeraient à leur tour des sièges réservés au Parlement: les femmes, disent-elles, ne sont pas une catégorie sociale, ni une collectivité, mais la moitié de l’humanité, laquelle se compose de deux sexes irréductibles l’un à l’autre. Ce discours peut séduire. Il a le mérite de rappeler les exigences fondamentales d’égalité des femmes, de souligner la force des symboles et de remobiliser dans une époque par ailleurs assez terne. Cependant, si l’on examine de plus près, si on analyse certaines de ses présuppositions et de ses conséquences, le projet apparaît pour le moins inquiétant. Il soulève notamment deux problèmes majeurs: celui de la légitimité démocratique et celui des rapports entre la fin et les moyens en politique. La légitimité démocratique

1. Le double sens d’un verbe Ce qui fait la différence entre un régime dit démocratique et un régime qui ne l’est clairement pas, c’est que, dans le premier, le peuple est censé se gouverner lui-même par ses représentants. Et nous voilà d’emblée au coeur du problème: qu’est-ce qu’un(e) représentant(e) du peuple ? Quel est le contenu de la notion de représentation nationale? Le verbe « représenter» a, en français, deux sens parfaitement distincts. Au premier sens, représenter quelqu’un, c’est avoir reçu de lui pouvoir et instructions d’exécuter telle ou telle mission: en droit privé comme en politique, cela s’appelle être investi d’un mandat. Au second sens du terme, qui implique nécessairement un rapport collectif, représenter signifie donner une image, réduite peut-être, mais fidèle et pertinente, d’une catégorie de personnes données. On dira ainsi: Untel est bien représentatif de sa profession, ou des habitants de son village. Tout oppose la représentation et la représentativité. La première est active et volontaire ; la seconde est passive et de hasard. La première est un acte que sous-tend un projet ; la seconde est une situation qui relève des constatations des statisticiens. La conception traditionnelle de la démocratie ne connaît que la représentation nationale. Le représentant du peuple a été choisi pour exercer une charge dont il devra rendre compte. La parité, elle, tend à substituer la représentativité à la représentation : les assemblées élues doivent renvoyer une image exacte de la composition de la société, laquelle comporte, à peu près pour moitié, deux sexes. Elles doivent donc être constituées sur la base d’une projection démographique des sexes. Mais si le corps électoral n’ambitionne plus que de se contempler dans un miroir, cela signifie que l’on remplace (sans le dire ouvertement) les représentants du peuple par un échantillon représentatif de la population, et la politique par la sociologie. On substitue donc [‘image au projet, et cette substitution entraîne des conséquences dont il n’est pas certain qu’elles soient clairement perçues.

2. Les conséquences de la « représentativité nationale» En premier lieu, le suffrage électoral devient une opération inutile, puisqu’il était le support du projet, lequel s’efface au bénéfice de l’image. S’il s’agit de fabriquer un « panel » rigoureux, rendant parfaitement compte du rapport numérique des sexes, ce n’est pas dans les bureaux de vote qu’on sait le faire, mais bien dans les instituts de sondage, chez les spécialistes du marketing et de la publicité. Il suffira de choisir un institut respectable et sérieux, et de lui demander de désigner les membres des assemblées. Il le fera mieux que personne. On pourrait aussi imaginer un tirage au sort sur les listes électorales, comme on le fait pour désigner les jurés des cours d’assises, qui jugent au nom du peuple français : la loi des grands nombres devrait permettre d’ aboutir à un résultat paritaire. Si l’on décidait néanmoins, pour des raisons de convenance ou de routine, de conserver le rite du suffrage, celui-ci interviendrait dans le cadre d’une inversion complète des rapports entre l’électeur ou l’électrice et le candidat ou la candidate aux élections. Dans la conception « traditionnelle » de la démocratie, le candidat n’a qu’un seul droit: celui de faire acte de candidature, de tenter sa chance. Il n’a aucun droit à être élu. L’électeur, quant à lui, n’a aucun devoir d’élire un quelconque candidat. Il peut voter pour tel candidat, pour son adversaire, déposer dans l’urne un bulletin blanc ou nul ou aller à la pêche. Il exerce un choix souverain, et tout le prix de ce choix réside précisément dans son caractère discrétionnaire. A compter du moment où la question électorale se pose en termes de «droit d’être élu », qui procède du «droit d’exercer le pouvoir », même si ce droit est envisagé dans une perspective collective et non au bénéfice de telle ou telle personne particulière, les fondements du pacte électoral sont rompus. Le candidat ne se met plus à la disposition des électeurs : ce sont les électeurs qui se doivent au candidat. Le candidat ne sollicite plus les suffrages, il les exige ; en quelque sorte il n’est plus débiteur, mais créancier des électeurs.

Une troisième conséquence, qui n’est pas la moins grave, réside dans la dépolitisation du suffrage. En envoyant dans les assemblées des élu(e)s qui ne tireront pas leur légitimité du libre choix qu’on aura fait d’eux et de leur projet, mais de leur sexe, et en n’exigeant rien d’autre d’eux que leur appartenance à ce sexe, on privilégie l’être sur l’agir. La charge dont l’élu(e) est investi(e) n’a plus de contenu, car l’horizon de la parité s’arrête à l’élection, considérée comme un but en soi. Les moyens et la fin en politique Mais admettons que, demain, les assemblées élues soient composées d’autant de femmes que d’hommes. Par quel coup de baguette magique cette composition paritaire se réalisera- t-elle? Ceux et celles qui s’interrogent à ce propos doivent chercher longtemps la réponse dans les publications des paritaristes.

1. Echangeriez-vous un député traditionnel contre deux députés paritaires ? L’ouvrage, Au pouvoir, citoyennes, n’y consacre qu’une page et demie sur 173 en traitant de « vieille chanson » l’objection que l’on pourrait élever du fait qu’aucun procédé électoral connu ne permet d’atteindre un résultat décidé à l’avance. Les auteures nous assurent qu’il existe «diverses solutions» permettant de mettre en oeuvre la parité, et que les moyens de cette mise en oeuvre se trouvent « dans nos institutions elles-mêmes» : c’est seulement affaire d’une suffisante « volonté politique ». « La parité est simple à réaliser dans le cadre du scrutin de liste à la proportionnelle », écrivent-elles (scrutins qui concernent les élections régionales, municipales et sénatoriales là où l’élection se fait à la proportionnelle, et les européennes). « Un candidat sur deux, en alternance, serait une femme» -quitte à augmenter le nombre total d’élus pour ne pas éliminer trop brutalement les hommes qui disposent aujourd’hui d’un mandat. Jusque-là, rien de bien choquant. C’est aux partis qu’incomberait l’obligation de respecter la parité dans l’établissement des candidatures ; or ils ont déjà la maîtrise de celles-ci. Mais tout se complique lorsqu’on aborde le scrutin uninominal (élections des députés à l’Assemblée nationale) où, par définition, un seul candidat par parti se présente au suffrage. Dans le cadre d’un tel scrutin, il est évidemment impossible de « corriger », de « rééquilibrer » a posteriori la représentation des sexes d’une circonscription à l’autre en modifiant les résultats sortis des urnes : nul n’imagine, par exemple, dans le cas où les élus des circonscriptions voisines A et B seraient tous les deux des hommes, de décider que dans la circonscription A, ou B, on proclamera élue la première femme venant après un homme dans l’ordre des suffrages, quels que soient son appartenance politique et le nombre de voix qu’elle aura obtenues. Il faut donc trouver la solution à l’intérieur d’une seule et même circonscription. Voici celle qu’on nous expose en dix lignes: « Nous proposons que… les électeurs soient appelés à voter pour un « ticket ». Au lieu d’un candidat, il y en aurait deux dont les noms seraient inscrits sur la même ligne. L’électeur désignerait en même temps deux représentants, une femme et un homme. » Ce mode de scrutin conduirait à doubler l’effectif des élus ; mais il suffirait, pour conserver le même nombre de députés, de diviser le nombre des circonscriptions par deux…

2. L’égalité contre la liberté Interviewé par Parité-Info n° 3, le Pr Charles Debbasch, spécialiste de droit public, qui se présente dans la circonstance comme un ardent défenseur de la parité, n’a pas osé cautionner un tel système : s’abritant prudemment derrière la nécessaire progressivité de la réforme, il déclare s’en tenir, pour l’instant, à la solution dégagée pour les scrutins de liste. Selon toute vraisemblance, la difficulté liée au scrutin uninominal lui a paru insurmontable. On peut donc s’étonner de la façon un peu désinvolte avec laquelle les auteures d’Au pouvoir, citoyennes, expédient la question, se bornant à affirmer: « A ceux qui maîtrisent le vote de la loi de rechercher le règlement technique de la question. » Ce n’est pas une question mineure, et ce n’est pas une question purement technique. Comment, la plupart du temps, un électeur choisit-il un candidat? Selon deux critères, le plus souvent associés: l’appartenance politique et le degré de confiance qu’inspire personnellement ce candidat à l’électeur. Mais tous les candidats n’apparaissent pas satisfaisants sous ce double aspect. Il en résulte, en pratique, qu’une personnalité particulièrement respectée pourra être désignée par des électeurs qui ne sont pas de son bord ; et, à l’inverse, qu’un électeur pourra refuser ses suffrages au parti pour lequel il vote habituellement, car il rejette un candidat particulier. Une telle subtilité politique et éthique ne sera plus de mise avec le « ticket ». Le citoyen ou la citoyenne ne déposera plus que la moitié de son bulletin de vote dans l’urne : le parti mettra l’autre moitié à sa place. Peut-être l’électeur sera-t-il satisfait des deux candidats; peut-être enverra-t-il au Parlement un élu pour lequel il n’aurait jamais voté si celui-ci s’était présenté seul ; peut-être renoncera-t-il à élire le candidat de son choix pour ne pas faire bénéficier le colistier de son vote… On ne peut pas se satisfaire de la réponse: « Tout cela n’est pas grave, puisque le candidat et la candidate appartiendront au même parti », ce qui revient à dire qu’on ne voterait plus, désormais, que pour des partis. il s’agit donc d’une importante réduction de la liberté de l’électeur, qui se voit forcer la main. Tel est, d’ailleurs, le but de la réforme proposée: le peuple vote mal, il faut le contraindre à bien voter. Contraindre le peuple à bien voter… Mesure-t-on la portée d’un tel objectif ? Comment donner le choix au peuple d’une main et le lui retirer de l’autre? La démocratie peut-elle s’accommoder d’élections qui ne seraient plus que semi-libres ?

3. Un silence regrettable On imagine mal que les auteures d‘Au pouvoir, citoyennes, rompues à la vie politique et à ses rouages, puissent sous- estimer la gravité du problème. Il est donc surprenant de voir celui-ci occulté dans leur discours public. Dans le Manifeste des 577 pour une démocratie paritaire, qui lance une campagne nationale de signatures, les initiatrices assurent que leur proposition de loi est « simple », la preuve, elle tient en une ligne… Mais combien de personnes ont signé cette pétition sans réaliser qu’elles renonçaient à la liberté de la moitié de leur vote ? Auraient -elles signé, si elles l’avaient su ? Il n’est pas bon de cacher au peuple, auquel on s’adresse, les moyens de la politique qu’on lui propose. En politique, les moyens comptent autant -sinon plus -que la fin. Tout le monde est pour la justice: certains préconisent. pour y parvenir, le libre jeu de l’offre et de la demande sur le marché; d’autres, la redistribution des revenus et la solidarité nationale. Tout le monde veut voir reculer la délinquance: certains recommandent à cette fin l’aggravation de la répression et les peines de prison incompressibles ; d’autres, la prévention, le développement des quartiers difficiles, le soutien scolaire et la lutte contre l’exclusion sociale. C’est dire qu’en politique plus encore que dans tout autre domaine, la fin ne suffit pas à justifier les moyens: les moyens eux-mêmes doivent apparaître légitimes, et il est douteux que tel soit le cas ici.

Contester les imperfections actuelles de la démocratie et de son fonctionnement est une chose. Prétendre que la parité exige le retour aux grands principes de la démocratie, alors qu’elle marque avec ses grands principes une rupture radicale, en est une autre.

Nous sommes toutes pour une véritable égalité des sexes. Mais nous ne sommes pas nécessairement d’accord pour payer cette égalité du prix de la liberté complète du suffrage -et donc de la démocratie, si insatisfaisante que soit celle-ci aujourd’hui. J’ai toujours cru -et j’ai souvent défendu ce principe contre des féministes -que l’on ne fait pas avancer les droits des femmes en portant atteinte aux droits de tous. Cela me paraît encore vrai s’agissant de la parité. Sans doute les paritaristes nous répondront-elles qu’elles sont les seules à proposer quelque chose dans ce domaine. C’est vrai. Si leur fausse bonne idée pouvait servir à mobiliser les féministes en vue de l’action politique, elle n’aurait pas été inutile. Alors, que faisons-nous demain?

Odile Dhavernas

lundi 7 février 1994