S’il y a une visée commune aux extrêmes droites et aux divers intégrismes religieux, c’est la soumission des femmes. Leur projet d’un monde en ordre, intègre et conforme à la Loi, repose sur la domination et la libre disposition des femmes. D’abord et avant toute autre chose, dans un monde qui serait ce qu’il doit être, elles sont destinées à assurer la reproduction selon les normes définies par les hommes, à servir l’ensemble du corps social et cela dans la dépendance, la limitation de leur mobilité et la contrainte. Le racisme départage clairement les options de la gauche et de la droite. Ce n’est pas le cas du sexisme. En fait, il n’est pas perçu. La définition du sexisme comme délit, acquise au niveau législatif, n’est rien moins qu’évidente dans le quotidien. Attirer l’attention sur lui fait grincer les dents, à gauche tout comme à droite. Prononcer même le mot c’est soulever la violence ou la dérision.
La droite, l’idéologie et l’ordre.
On dit qu’il n’y a pas (qu’il n’y a plus) de droite ni de gauche. Ou du moins il a été très à la mode de le dire au début de la décennie quatre-vingt. Ce n’est pas exact, bien sûr. Mais « la droite » est plus cohérente, plus identifiable que « la gauche ». La gauche est davantage une tendance alors que la droite est un état. On pourrait dire que la gauche est une critique de l’état des choses alors que la droite est la recherche de la perfection de l’état des choses.
La droite vit dans l’obsession de la dégradation, de la dégénérescence, de la décomposition. Son but est de restaurer, de ramener au jour un ordre profond (celui de la Vie), immémorial (celui de nos Anciens). Cet ordre que la quotidienneté comme le cours de l’histoire rongent sans cesse, que le temps érode, que les hommes détruisent ou corrompent (« le malheur de l’homme est qu’il est infidèle à ses instincts » dit à peu près Conrad Lorenz), elle veut lui redonner sa force réelle. Et aussi elle veut le servir, empêcher qu’il soit détruit ou perturbé. La droite c’est le choix de l’ordre, divin ou naturel, immémorial et sacré. Les hommes et la société doivent le maintenir et non le subvertir. L’attachement de la droite aux Valeurs transmises : la Vie, la Tradition, la Famille, la Race, la Patrie, la Volonté, le Service, l’Armée, la Hiérarchie, définit ce goût de l’ordre.
L’ordre des choses ne satisfait pas la gauche. Comme elle ne le trouve pas forcément respectable, elle est plus sensible à ses contraintes, ses abus, qu’à son caractère « sacré ». La pauvreté, la domination politique, l’exploitation sont les manifestations concrètes de cet ordre, des réalités que la gauche conteste. Là où la droite voit l’harmonie des contraires, la complémentarité, agrémentées de la fidélité aux « supérieurs », le bon usage des capacités, la force d’âme dans les épreuves de la vie (qui ne saurait être une partie de plaisir), la gauche voit l’injustice.
En un certain sens la gauche ne se définit pas, elle est une attitude critique envers un factuel dont elle conteste, non la dégradation (anathémisée par la droite) mais la violence contraignante. Par exemple : la hiérarchie n’est pas encore assez marquée pour la droite (ou bien elle est corrompue ou dégradée) mais c’est bien la hiérarchie elle-même qu’elle considère comme légitime, qu’elle programme. Pour la gauche, la hiérarchie est d’abord une forme sociale imparfaite et qui ne peut pas être justifiée ni justifiable en soi, même si, relativement, et dans des circonstances et des moments précis (et non pas toutes les circonstances ni tous les moments) elle y souscrit : la hiérarchie n’est ni une valeur, ni un but pour elle.
Option politique qui se démarque clairement d’autres opinions moins bardées de certitudes, la droite obéit à l’idée d’un univers qui la précède, la légitime, et qu’elle doit soutenir. La gauche est plus un projet (de vie moins dure, de plus grande justice, de recherche d’égalité) qu’une certitude qui s’appuierait sur un « ordre » préexistant ou sacré. Si la droite soutient le monde, la gauche le construit. Si la droite légitime l’ordre des choses, la gauche le conteste.
L’idée de frontières infranchissables, de clôture des groupes sur eux-mêmes est, à droite, étroitement associée à l’horreur du métissage, à l’effroi devant l’incertitude du sexe (est-ce une femme, est-ce un homme ?), au mépris de « l’efféminement » qui menace hommes et nations… C’est qu’il faut bien que le monde soit en ordre. Et que soient clairement distincts et séparés les sexes, les races et les peuples. Tous ceux qui fréquentent les frontières ou qui eux-mêmes participent de plusieurs groupes sont non seulement méprisés (et ils le sont infiniment) mais également coupables. La « trahison » obsède la droite comme le complot. L’obsession de la race et de sa fantasmatique intégrité conduit à nier qu’il puisse même exister des personnes qui appartiennent à deux ou plusieurs. L’homosexualité est une horreur qui inspire le dégoût et il faut entendre par homosexualité toute conduite, apparence, revendication – de mœurs ou politique – qui n’est pas strictement attendue du sexe auquel on appartient. Notons que tout homme « vrai » (viril) qui a des relations physiques (dominantes) avec un autre homme ne tombe en rien sous l’accusation d’homosexualité. Selon la morale du voyou un type qui en baise un autre fait de lui un pédé (la pire des choses), ce que lui-même n’est jamais.
Ainsi la droite croit en des frontières rigides balisant la vie sociale. Elle veut que chacun soit à sa place, que l’homme soit homme et la femme femme, que le serviteur soit le serviteur et le maître le maître, que le nègre soit le nègre et le blanc blanc, que les enfants soient les enfants et les parents les parents, etc. Elle croit en des frontières qui sont à la fois factuelles (c’est-à-dire qu’il existe bien des groupes) mais également prescriptives (c’est-à-dire que ces frontières doivent exister).
Et du même coup, elle éprouve la fascination et l’horreur de la précarité des frontières. La crainte des transfuges, la méfiance envers les « étrangers », le dégoût des « mélanges » (ou de ce que l’on appelle ainsi à droite car un composé n’est jamais un mélange, de quoi le serait-il ? l’idée même de mélange implique en effet l’existence en soi de chacun des groupes) atteignent de plein fouet les individus sans étiquettes, particulièrement ceux qui sont sexuellement non classables : androgynes ou transsexuels.
Catégories de sexe et sexualité
Et c’est bien le sexe qui est le domaine clef. Par sexe on entend deux choses. D’abord le système social des sexes : on vous fixe à la naissance un sexe, femelle ou mâle (et pas un autre) et quelle que soit votre anatomie, vous serez ou mâle ou femelle. Cette inscription légale, obligatoire, sera lentement mais avec un mécanisme de fer construite en appartenance de groupe : de femelle ou mâle vous deviendrez femme ou homme. Et il ne sera pas question que vous soyez l’un et l’autre, ou autre chose. L’autre acception désigne l’activité dite « sexualité », sous toutes ses formes, de la pratique coïtale reproductive aux sophistications sado-masochistes en passant par les divers safer sex et les relations douceur-tendresse. Bref, le sexe c’est à la fois la désignation de deux groupes sociaux et la désignation de l’activité qu’ils sont supposés exercer entre eux (obligatoirement, et uniquement entre eux).
Il y a là quelque chose de déroutant : l’obligation du mélange et du passage de frontière dans un domaine déterminé alors qu’il est honni et interdit dans tous les autres. Les Blancs et les Noirs, les patrons et les ouvriers, les juifs et les chrétiens, les Asiatiques et les Américains, les voyous et les princes, les gens de bonne éducation et les grossiers personnages ne doivent en aucun cas se mêler. Et ils le font pourtant et justement où ? Au plumard. Car en effet, les femmes et les hommes doivent se mêler. Et se mêler au plus près, physiquement en quelque sorte. C’est le seul cas où les frontières doivent être franchies.
Mais si les frontières doivent être franchies – ce qui est un scandale -, ce scandale doit être traité socialement. « Traiter » c’est-à-dire mettre de l’ordre dans le désordre, rétablir celui qui veut que les hommes dominent les femmes (de fait : les possèdent). Ce sont donc les hommes qui feront usage des femmes, et selon leur bon plaisir. Plus, les dominants feront également usage des femmes que possèdent les hommes qui leur sont « inférieurs » : les maîtres de celles de leurs serviteurs ou des esclaves, les possédants de celles des pauvres, les Blancs de celles des Noirs. Ces hommes montrent ainsi aux autres hommes qu’ils les dominent et les empêchent de leur rendre à eux-mêmes la pareille, en interdisant l’accès à leurs propres femmes et en les punissant gravement de tenter de le faire. Et ainsi le monde va.
Et les femmes, là-dedans ? Eh bien, elles sont aux hommes. Et en tout cas, pas à elles-mêmes. Et « l’ordre » c’est de le leur faire savoir. La contrainte sexuelle est un moyen de transmission de cette information, ce que les hommes de droite ont toujours parfaitement su, dont le système sophistiqué d’application de l’ordre sexuel implique : 1) la distinction soigneuse de la reproduction d’une part et de la débauche de l’autre, le « respect » de l’épouse-otage et l’ « honneur » qui lui est rendu, comme la complicité avec et la « libéralité » envers celles qui vendent du sexe. 2) l’usage pratique de l’activité sexuelle, a) comme manifestation du droit physique sur les femmes, b) comme outil de menace – y compris par son non-exercice éventuellement, ne l’oublions pas, c) effectivement ou potentiellement comme moyen d’humiliation, en contraignant à des actes non souhaités. 3) enfin la mainmise sur la capacité reproductive des femmes selon une forme planifiée ou désordonnée.
Un fonds commun à la gauche et à la droite : la notion de « nature ».
L’idée que le sexe c’est du biologique et rien que du biologique, que le sexe est un donné de la « nature » (en conséquence que la sexualité serait « naturelle »), cette idée informe, structure la pensée et les conduites. Cette croyance, car c’en est une, déborde le clivage gauche/droite, elle gouverne pratiques et institutions, des plus immédiates aux plus formalisées. Tout se passe comme si la notion de sexe se trouvait hors d’atteinte de la pensée critique, préalable inquestionné de l’activité concrète et symbolique. Postuler ou faire simplement l’hypothèse que le sexe pourrait être le paramètre construit de l’inégalité sociale et politique, c’est provoquer le scandale – ou l’incompréhension, une hypothèse cependant que des recherches engagées dans différents domaines des sciences humaines ou exactes depuis quelque vingt ans tendent à corroborer. En linguistique, en anthropologie, sociologie, paléontologie (des recherches sur l’incidence du concept de la différence des sexes dans la formalisation scientifique sont aussi engagées en mathématiques), l’approche critique de la notion de sexe, du caractère donné pour évident ou naturel du sexe, qui aboutit à des conclusions convergentes, pose un certain nombre de questions. Dans la mesure où ces recherches tendent en effet à établir que le sexe, la sexuation, fait biologique, serait l’objet d’une manipulation visant, non comme on l’admet généralement à codifier socialement une « différence », une inégalité première, mais à des marquer la différence qui doit exister entre les sexes par une différenciation d’ordre social, elles appellent, semble-t-il, à des remises en question nécessaires. Celle de la valeur heuristique de la « science », telle qu’elle est définie et produite, est l’une d’elles.
Le point nodal de ce « fonds commun » à la droite et à la gauche, il faut le chercher peut-être dans une idée de la nature qui prend forme au cours du XVIIIe siècle à l’occasion du débat sur le droit naturel qui occupe le siècle. On admet généralement que la théorie du droit naturel a jeté les bases d’une vocation à l’universalité des droits pour tout individu, une vocation à l’universalité rien moins que problématique. Car aucun théoricien du droit naturel n’a jamais prétendu que ce droit naturel incluait les femmes. Bien au contraire. Le droit naturel s’énonce à partir d’un postulat initial qui est que les femmes ne font pas partie du social. Le droit naturel énonce des principes bons pour la seule partie signataire du « pacte social ». les femmes n’y sont ni conviées ni prévues. II faut donc lever une ambiguïté sur le mot et la chose et, plutôt que d’évoquer une théorie du droit naturel, parler d’une idéologie de la nature, d’une idéologie naturaliste qui se formule alors. L’idée de nature oriente la théorie du droit naturel où elle joue le rôle d’une catégorie politique instrumentale qui appuie, à la fin du siècle, l’élaboration d’un système légal de classification par appartenance et par exclusion, une mise en forme légale qui a pour visée, ou pour effet, l’instrumentalisation des femmes. La construction du droit positif concerne la seule classe de sexe des hommes. La rentabilisation des femelles est la face cachée (et refoulée aujourd’hui) du « contrat social ». Elle suppose contraintes, coercition et répression, façonnage des individus sexués femelles pour en faire des femmes. Rousseau, Sade, ces deux figures considérées comme antinomiques, sont les porte-parole d’une norme, tacitement admise, qui est encore la nôtre. L’idée que les femmes sont dans la « nature » (et l’homme dans la « culture »), cette idée certes ne date pas du XVIIIe siècle. Mais le XVIIIe siècle la reprend et ce qu’il en fait continue d’investir le champ de la conscience moderne. Or cette idée est contingente, arbitraire, c’est-à-dire qu’elle peut (qu’elle doit) être problématisée, comme on a tenté de le faire à la fin du XVIe siècle, lequel a finalement préféré rejeter le débat. Aujourd’hui l’idée que les femmes font partie de la nature, qu’il y a d’un côté le privé (les femmes), de l’autre le politique (les hommes), cette idée est communément partagée à gauche comme à droite, elle traverse tous les « partis », toutes les obédiences, qu’elles soient de gauche ou de droite, conservatrices ou révolutionnaires.
Reproduction forcée, absence de droits, bas salaires, réclusion, menaces, coups, meurtres : ce serait là le « privé ». Ces réalités et les méthodes de façonnage d’individus pour en faire des femmes par dressage, domestication, mutilations ne seraient surtout pas du « politique ». Penser cet « ordre des choses » c’est repenser, redéfinir, le politique. Ce qui fait la « différence » entre la « gauche » et la « droite » serait alors de stratégie, le bastion servant d’administration de la preuve pour la droite, alors qu’à « gauche » et précisément depuis la fin du XVIIIe siècle, il y a débat sur la définition du sujet politique, problématisation possible du statut du sexe dans la définition du politique.
Si une question comme celle de la laïcité a perturbé récemment les clivages entre la gauche et la droite, elle n’a pas perturbé celui des sexes. La question du voile a bien montré, sinon l’inexistence de femmes dans le débat, du moins leur objectivation. Il se passe quelque chose de comparable avec le sida. Les femmes séropositives, celles dont la maladie est déclarée, ne sont pas pensées (pas traitées) comme des individus malades du sida, elles sont, consciemment ou inconsciemment pensées dans le discours, banal ou médical, et traitées dans l’accueil, le dépistage, la prévention ou la recherche médicale (les protocoles d’essais) comme des « vecteurs », actuels peut-être, potentiels toujours, de la maladie (comme elles l’étaient déjà de la syphilis). Même chose encore en matière de prospective scientifique ou technologique. Si on en juge par les attentes de la « collectivité » qui orientent le questionnement, l’orientation (et le financement) des sciences (cf. les débats sur les NTR, les travaux ou conclusions des Comités d’éthique), le présent le plus actuel accuse cette instrumentalisation des femmes. Qu’il s’agisse de politiques de développement ou de croissance (dont les politiques natalistes sont à la fois et un enjeu et l’une des stratégies), ou de toute autre prospective « à l’horizon de l’an 2000″, les femmes sont et restent instrumentalisées : moyens de la croissance (dans le tiers monde, la pauvreté des femmes s’accroît en fonction du développement), moyens des politiques natalistes, objet de transaction et/ou de compromis.
Dans son acception banale, le « politique » c’est la question d’un ordre qui n’intègre pas comme connaissance, critique, analyse, projet, la manipulation sociale du sexe. C’est au contraire son intégration comme fait naturel. Sur ce point aveugle commun à la gauche et à la droite s’édifient les pratiques mentales, concrètes, d’une société.
L’hétérosocialité est le vecteur du politique mais elle est supposée hors politique : une norme, qui prescrit la pratique et cette pratique elle-même. Les démentis auxquels elle se heurte, loin d’être déstabilisateurs, sont absorbés, phagocités par elle et la renforcent. Ce qui n’est pas « normal » (ou est autre chose), est sanctionné, ramené à la norme: annihilé ou intégré.
Colette Capitan et Colette Guillaumin
Prochoix n°20, Avril 2002