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Covid-19 : l’histoire d’un « doute »

C’est l’histoire d’un doute. 

L’épidémie de Covid-19 fait la Une de nos actualités, que l’on s’informe via des canaux traditionnels tels que la télévision ou la radio, ou sur des plateformes numériques via des sites web, eux aussi plus ou moins bien intentionnés. Le Service européen pour l’action extérieure (EEAS), un organe institutionnel de l’Union Européenne, a recensé sur sa plateforme EUvsDisinfo, pas moins de 110 cas de désinformations provenant de médias russes depuis le 22 janvier 2020. Ce rapport inscrit ces désinformations dans le cadre d’une « stratégie bien établie du Kremlin consistant à utiliser la désinformation pour amplifier les divisions, semer la méfiance et le chaos, et exacerber les situations de crise et les problèmes d’intérêt public ».

Les messages ciblant la population russe décrivent le plus souvent le virus comme une forme d’agression anti-russe, allant parfois jusqu’à affirmer dans des articles visant essentiellement un public international qu’il a été créé en laboratoire par des pays européens ou par les Etats-Unis. Ce « doute » émis quant à l’origine du virus a été repris par Marine Le Pen le 30 mars 2020 au micro de France Info. En effet, la présidente du Rassemblement National a affirmé que le gouvernement ment sur « absolument tout, sans aucune exception » à propos de l’épidémie, et a conclu qu’il était de « de bon sens » de se demander si le virus ne s’était pas « échappé d’un laboratoire », tout en précisant qu’elle-même n’avait pas « d’opinion » sur le sujet. Si elle avait eu la volonté de s’informer, Marine Le Pen aurait pu voir que le génome du virus a été entièrement séquencé dès janvier par l’Institut Pasteur par exemple, et qu’il n’y a pour les experts aucun « doute » que son origine est exclusivement animale, comme le confirment les revues de référence scientifique The Lancet ou Emerging Microbes & Infections. On se demande pourquoi nos chercheurs perdent leur temps à séquencer l’ADN du virus, puisqu’il suffit aux populistes de moins d’une minute d’antenne pour mettre en « doute » leurs travaux.

Le « doute » scientifique n’est donc pas l’équivalent du « doute » complotiste. Le « doute » scientifique est levé dès lors qu’il y a consensus scientifique, puis dans une autre mesure, transparence au niveau de la population. C’est le cas pour l’origine non-humaine du Covid-19. Ce n’est pas le cas concernant l’efficacité de traitement à la chloroquine proposée par le professeur Raoult, ses études n’étant pas pour le moment considérées comme assez solides, car elles manquent notamment de groupes témoins et de nombre de patients suffisant. Le « doute » est logiquement permis, même si tout le monde s’accorderait à être soulagé si la chloroquine s’avérait être un traitement efficace. Néanmoins, ce « doute » raisonnable concernant la chloroquine n’intéresse pas les complotistes, qui préfèrent mettre en « doute » les scientifiques critiquant logiquement la méthodologie non consensuelle du professeur.

Le défaitisme est un puissant carburant des populistes. La réponse sanitaire européenne à cette épidémie est critiquable à de nombreux égards. On peut légitimement reprocher à nos dirigeants des coupes budgétaires dans l’hôpital public, des manques de moyens dans la recherche médicale, ou une mauvaise anticipation des risques biologiques. Et formuler des revendications claires. Ces critiques sont d’ailleurs émises par la grande majorité des partis d’opposition, avec plus ou moins de bonne foi concernant leurs propres responsabilités. Mais pourquoi en parallèle promouvoir la situation en Chine ou en Russie, alors que ces pays n’étaient pas plus préparés que nous à cette crise et camouflent éhontément leur nombre de citoyens infectés et de morts ? Si « doute » il y a dans les bonnes intentions de certains états dans cette crise, ne devrait-on pas s’interroger sur l’envoi par la Chine de millions de masques à bas prix mais défectueux ? Ou sur l’envoi massif par la Russie de 15 vols militaires de soldats en Italie, sous couvert d’action médicale ? Le général italien Marco Bertolini appelle pourtant à rester attentif : « La Méditerranée, aussi bien orientale que centrale est un terrain de lutte pour l’hégémonie, de la Syrie à la Libye. Il faut éviter qu’une crise de type sanitaire devienne une affaire politico-militaire ». Selon le quotidien italien La Stampa, suite à ce déploiement militaire étranger, « les craintes se sont renforcées aussi bien au sein du gouvernement que des milieux militaires italiens » .

Depuis quelques jours, les journalistes »doutent » de leur côté des chiffres officiels chinois. Pekin annonce ne plus avoir de nouveaux cas de Covid-19 sur son territoire, et communique un nombre de 3304 morts (soit presque 3 fois moins qu’en Italie à ce jour). Or les commandes d’urnes funéraires dans la région de Wuhan explosent. On parle de dizaines de milliers d’urnes commandées pour les principales morgues, ce qui, même en retirant le nombre de morts naturelles, permet aux grands quotidiens internationaux de remettre légitimement en cause la propagande chinoise. Mais dans ce cas, « douter » est un luxe. Pour avoir posé des questions sur la minimisation aux répercussions gravissimes du nombre de morts, des dizaines de journalistes chinois ont disparu. Des dizaines de milliers de lignes téléphoniques ont été résiliées. La quasi totalité des journalistes étrangers a été expulsée.

Il est grand temps de se ressaisir. « Douter » de tout, tout le temps, nivelle le « doute » raisonnable et critique d’un citoyen à une forme de complotisme nihiliste. Si la défiance vis-à-vis des personnalités politiques semble s’installer, il faut espérer qu’il reste le sanctuaire scientifique, qui admet lui aussi la notion de « doute », pour nous ramener à la raison. Et la confiance dans nos démocraties, certes imparfaites et donc perfectibles. La stratégie de l’intoxication à la désinformation de masse par la Russie ou la Chine est une arme de soft-power désormais bien documentée. Il est urgent pour nous de faire la différence.

Comment la presse russe récupère (aussi) la Marche du 8 mars.

RT France et Sputnik sont les deux médias phare du gouvernement de Poutine en France. Financés par le Kremlin, ils proposent une vision « alternative » de l’actualité dans la droite ligne conservatrice de Moscou. De nombreuses fois épinglés pour la publication d’articles ou de vidéos complotistes, ces outils de « soft-power » russes inquiètent jusqu’au Parlement Européen qui a adopté en 2016 une résolution « visant à contrer la propagande dirigée contre elle par des tiers ». La résolution européenne mentionne explicitement RT et Sputnik et les accuse directement « de s’attaquer aux valeurs démocratiques, de diviser l’Europe et de donner l’impression que les États du voisinage oriental de l’Union européenne sont défaillants ».

On peut donc légitimement douter de l’engouement de ces deux médias pour les revendications féministes défendues lors de la marche du 8 mars à Paris.

Mais la crise des Gilets Jaunes qui s’étend depuis 2018 est passée par là. Depuis, RT France et Sputnik sont devenus de fidèles relais des débordements de rue lors de manifestations en France, diffusant abondamment des vidéos choc de vitrines brisées et de manifestants Gilets Jaunes blessés. Deux figures des Gilets Jaunes, Jerôme Rodrigues et Maxime Nicolle (adeptes de théories complotistes), bénéficient d’innombrables interviews et plateaux-TV organisés par ces deux médias pour marteler leurs revendications et commenter l’actualité.

Ainsi, plus encore que les chaînes d’info en continu, RT et Sputnik ont compris l’intérêt de capitaliser sur les images d’affrontements. Leur potentiel est énorme. Il permet à la fois, par son caractère sensationnel, de gagner en audience, mais surtout de présenter la France comme étant au bord du chaos, et de faire passer le modèle russe pour le défenseur des revendications du « peuple ».

Regardons de plus près la page d’accueil de RT France en ce lundi 9 mars 2020.

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Deux articles concernant la marche du 8 mars figurent en très bonne place.

La dégradation imbécile par des féministes d’une plaque commémorative d’élèves juifs déportés, où l’inscription « fraternité » de la devise républicaine a été rayée pour être remplacée par « adelphité », fait les choux gras de RT dans l’onglet « POLEMIQUE ». On a pourtant connu la chaîne du Kremlin moins sensible à la défense des valeurs républicaines et à la lutte contre l’antisémitisme.

Dans l’onglet « CHOC », toujours en page d’accueil, on retrouve un long article comprenant des vidéos d’affrontement entre le collectif Némésis (femmes anti-immigration) et des militants du collectif Antifa Squad (issu du mouvement antifa d’ultra-gauche). Ces derniers ont revendiqué sur leur page Facebook avoir porté « coups, vols de banderoles et slogans » contre le Collectif Némésis pour les empêcher de défiler. Evidemment, la chaîne RT ne présente pas le Collectif Némésis comme un collectif d’extrême-droite aligné sur les positions des identitaires et elle relaie abondamment les propos d’une de leur porte-parole, ravie de pouvoir présenter des femmes anti-immigration comme des victimes de la violence d’extrême-gauche.

Un autre article de RT, non présent sur la copie d’écran ci-dessus, décrit la journée du 8 mars en insistant sur ces affrontements, puis conclut sur une action la Manif pour Tous, qui a voulu profiter de la Journée des Droits des Femmes pour son propre agenda : « A l’occasion de la Journée de la femme, La Manif pour tous a elle aussi mené une action devant l’Assemblée nationale, pour faire entendre son opposition à l’ouverture de la PMA «sans père» et à la GPA ». 

De son côté, Sputnik a profité de la manifestation du 8 mars pour parler presque exclusivement de « violences policières » en France, dans deux articles intitulés « Une charge policière brutale contre la «Marche féministe» à Paris – vidéos » et « Droits des femmes: des manifestantes mobilisées contre les violences sexuelles et policières ».

Il est indéniable que les images de militantes féministes encerclées, puis chargées par les CRS et forcées de descendre dans le métro à la station République sont à la fois révoltantes pour le public et catastrophiques pour le gouvernement. Ces actions se sont produites dans la nuit du 7 au 8 mars 2020, lors de la Marche Nocturne, précédant la grande marche internationale du lendemain.

Vu de l’angle féministe, on est écœurées de voir des femmes être rappelées à l’ordre une veille de journée de revendications. De l’angle des militantes antifas présentes en tête de cortège ce soir là, criant en cœur « tout le monde déteste la police », « police : violeurs, assassins », on a pu hurler son point de vue radical et on s’est donné quelques frissons. De l’angle de la Préfecture de Police de Paris, on a maintenu l’ordre face à des manifestantes qui n’ont pas respecté l’appel à la dispersion prévu à 22h et qui ont « délibérément provoqué les forces de l’ordre et perturbé le déroulé de l’événement ». De l’angle de RT France et de Sputnik, on a juste vu ces images comme du pain béni, qu’on s’est empressé de diffuser sans aucun contexte.

La confusion dans les esprits est telle que des militantes comme une porte-parole des Effrontées ou des collectifs féministes comme NousToutes n’hésitent même plus à s’exprimer sur RT France ou à relayer un de leurs journalistes. Croyant peut-être voir dans leur intérêt pour les affrontements violents du 8 mars des velléités féministes, elles jouent le rôle d’idiot utile, déjà si cher à l’époque de l’URSS.

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Il suffit pourtant de quelques clics pour vérifier l’engagement « féministe » de ces médias. Le mois dernier, Sputnik faisait la promotion de l’islamologue russe Natalia Tambieva dans plusieurs articles, dont un qui a le mérite d’avoir un titre évocateur : « L’homme, un tuteur de la femme? Vision alternative d’une féministe musulmane ». Lorsqu’elle commente des passages du Coran où il est écrit que «Les hommes ont une autorité sur les femmes», «Les femmes vertueuses sont obéissantes à leur mari», «Quant à celles dont vous craignez la désobéissance […] éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les», Natalia Tambieva affirme qu’il s’agit ici « tout de même d’un partenariat » entre les sexes. Quant à RT, on ne compte plus ses articles moquant les initiatives féministes racialistes, comme le discours d’Aïssa Maïga lors de la Cérémonie des Césars « C’était toi le renoi» : aux César, le discours «antiraciste» de l’actrice Aïssa Maïga fait un bide ».

Les abus de pouvoir par la police sont souvent une réalité, qu’il faut continuer de surveiller et de dénoncer pour contre-balancer toute tentation autoritaire, peu importe le gouvernement. Néanmoins, les scènes de dégradations urbaines venant de féministes ne convaincront jamais personne. Le féminisme s’est toujours honoré d’avoir été un mouvement joyeux et progressiste, visant l’émancipation des femmes. Il a gagné de nombreuses batailles, mais le chemin est encore long pour convaincre. S’il est aveuglé par la tentation de l’affrontement direct et de la lutte intersectionnelle et différentialiste, il peut conduire à des partenariats involontaires avec les premiers promoteurs du conservatisme, dont les médias russes sont un exemple concret.