La romancière algérienne Assia Djebar, «auteur d’écriture française», comme elle se définissait, est morte hier à Paris. Elle avait 78 ans. Née à Cherchell, fille d’instituteur, elle aura été la première étudiante algérienne à intégrer l’Ecole normale supérieure, à Sèvres, après un an de khâgne au lycée Fénelon à Paris. C’était en 1955. Cinquante ans plus tard, élue à l’Académie française, elle était, là encore, une pionnière : la Coupole accueillait pour la première fois un auteur algérien.
Les œuvres de celle qui a dit « j’écris avec un sentiment d’urgence contre la régression et la misogynie » ont été traduites dans 23 langues.
elwatan.com, 07.02.15
L’écrivaine et historienne, membre de l’Académie française est décédée vendredi soir dans un hôpital parisien des suites d’une longue maladie, a appris El Watan de source familiale.
La famille est en contact avec l’ambassade d’Algérie en France et le Ministère de la Culture pour le rapatriement du corps de la défunte en Algérie conformément à ses vœux, a indiqué à El Watan, sa fille Jalila. Elle sera enterrée au cimetière de Cherchell aux côtés de son père et de son frère Mohamed, décédé nourrisson.
« Elle retournera aux siens comme elle le voulait » nous a affirmé Jalila, « elle y reposera définitivement dans son pays natal auprès de ses proches ».
Assia Djebar, née Fatma-Zohra Imalayène à Cherchell le 30 juin 1936, auteure majeure au Maghreb est une écrivaine de notoriété mondiale. Elle est l’auteure de romans, poésies et essais traduits dans 23 langues. Elle a également écrit pour le théâtre, et a réalisé plusieurs films. Assia Djebar est considérée comme l’une des auteurs les plus célèbres et influentes du Maghreb. Elle est élue à l’Académie française le 16 juin 2005.
Fatma-Zohra Imalayène est la première algérienne et la première femme musulmane à intégrer l’École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres en 1955, où elle choisit l’étude de l’Histoire en 1956. À partir de 1956, elle suit le mot d’ordre de grève de l’UGEMA, l’Union générale des Étudiants musulmans algériens, et ne passe pas ses examens. C’est à cette occasion qu’elle écrira son premier roman, La Soif. Elle adopte depuis le nom de plume, Assia Djebar.
Pendant une dizaine d’années (les années soixante dix), elle délaisse l’écriture pour le cinéma. Elle réalise deux films, La Noubades Femmes du Mont Chenoua en 1978, long-métrage qui lui vaudra le Prix de la Critique internationale à la Biennale de Venise de 1979 et un court-métrage La Zerdaou les chants de l’oubli en 1982.
En 1999 elle soutient sa thèse à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, une thèse sur sa propre oeuvre : Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : quarante ans d’un parcours : Assia Djebar, 1957-1997 . La même année, elle est élue membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.
Depuis 2001, elle enseigne au département d’études françaises de l’université de New York. Le 16 juin 2005, elle est élue au fauteuil 5 de l’Académie française, succédant à Georges Vedel, et y est reçue le 22 juin 2006. Elle est docteur honoris causa des universités de Vienne (Autriche), de Concordia (Montréal), d’Osnabrück (Allemagne).
L œuvre de Assia Djebar a pour thèmes l’émancipation des femmes, l’histoire, l’Algérie considérée à travers sa violence et ses langues.
A la demande de Françoise Giroud qui dirige l’Express elle retourne en Algérie le 1er juillet 1962, après huit années d’absence pour réaliser une enquête sur les Algériennes à peine sorties de cent-trente-deux ans de colonisation et de sept années de guerre. L’ enquête sera publiée le 26 juillet 1962 sous le titre L’Algérie des femmes. Assia Djebar conclut son enquête avec les phrases suivantes : « Je les ai vues, la plupart, les premiers jours de l’indépendance. Elles rendaient grâce à Dieu de ces jours arrivés ; et maintenant, elles attendent. »
Elle dira quelques années plus tard : « J’écris, comme tant d’autres femmes écrivains algériennes avec un sentiment d’urgence, contre la régression et la misogynie. »
« Son franc parler bouscule les conventions établies, car elle ne se limite pas à la place habituellement assignée à un écrivain femme et de surcroît à un écrivain femme représentant à elle seule les cultures berbère, arabe, musulmane et française », relève Amel Chaouati, présidente du Cercle es Amis de Assia Djebar fondé en 2009 à l’initiative du livre collectif Lire Assia Djebaraux éditions La Cheminade . (El Watan du 30/07/06, sous le titre: Assia Djebar à l’Académie française: l’écriture , une démarche mystique).
« Assia Djebar démontre … combien elle reste fidèle à ses engagements, à ses idées et à ses principes sans concession aucune », souligne aussi Amel Chaouati.
Ses convictions, son engagement, Assia Djebar les réaffirmera dans son discours du 22 juin 2006 – dont nous reprenons quelques extraits ci-dessous – devant l’Académie française à laquelle elle avait été élue le 16 juin 2005. Elle sera une des huit femmes membres de cette illustre institution occupant le siège no 5.
Extraits du discours qu’Assia Djebar prononça le jeudi 22 juin 2006 devant l’Académie française avant de prendre le siège laissé vacant par le décès de Georges Vedel auquel elle venait d’être élue.
« L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, — comme le reste de l’Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges — a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers.
Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste. En 1950 déjà, dans son « Discours sur le Colonialisme » le grand poète Aimé Césaire avait montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres coloniales en Afrique et en Asie ont, en fait, « décivilisé » et « ensauvagé », dit-il, l’Europe ».
… « Je voudrais ajouter, en songeant aux si nombreuses Algériennes qui se battent aujourd’hui pour leurs droits de citoyennes, ma reconnaissance pour Germaine Tillon, devancière de nous toutes, par ses travaux dans les Aurès, déjà dans les années trente, par son action de dialogue en pleine bataille d’Alger en 1957, également pour son livre Le harem et les Cousins qui, dès les années soixante, nous devint « livre-phare », œuvre de lucidité plus que de polémique ».
« La langue française, la vôtre, Mesdames et Messieurs, devenue la mienne, tout au moins en écriture, le français donc est lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être, je dirai même ; tempo de ma respiration, au jour le jour : ce que je voudrais esquisser, en cet instant où je demeure silhouette dressée sur votre seuil.
Je me souviens, l’an dernier, en Juin 2005, le jour où vous m’avez élue à votre Académie, aux journalistes qui quêtaient ma réaction, j’avais répondu que « J’étais contente pour la francophonie du Maghreb ». La sobriété s’imposait, car m’avait saisie la sensation presque physique que vos portes ne s’ouvraient pas pour moi seule, ni pour mes seuls livres, mais pour les ombres encore vives de mes confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner… en langue française.
Depuis, grâce à Dieu, mon pays cautérise peu à peu ses blessures.
Il serait utile peut être de rappeler que, dans mon enfance en Algérie coloniale (on me disait alors « française musulmane ») alors que l’on nous enseignait « nos ancêtres les Gaulois », à cette époque justement des Gaulois, l’Afrique du Nord, (on l’appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale avait déjà une littérature écrite de haute qualité, de langue latine…
J’évoquerai trois grands noms : Apulée, né en 125 ap. J.C. à Madaure, dans l’est algérien, étudiant à Carthage puis à Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant en grec, auteur d’une œuvre littéraire abondante, dont le chef d’œuvre L’Âne d’or ou les Métamorphoses, est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire iconoclaste conserve une modernité étonnante…. Quelle révolution, ce serait, de le traduire en arabe populaire ou littéraire, qu’importe, certainement comme vaccin salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d’ aujourd’hui.
Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155 ap. J.C, qui se convertit ensuite au christianisme, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont son Apologétique, toute de rigueur puritaine Il suffit de citer deux ou trois de ses phrases qui, surgies de ce Il e siècle chrétien et latin, sembleraient soudain parole de quelque tribun misogyne et intolérant d’Afrique. Par exemple, extraite de son opus Du voile des vierges , cette affirmation : « Toute vierge qui se montre, écrit Tertullien, subit une sorte de prostitution ! », et plus loin, « Depuis que vous avez découvert la tête de cette fille, elle n’est plus vierge tout entière à ses propres yeux ».
Oui, traduisons le vite en langue arabe, pour nous prouver à nous-même, au moins, que l’obsession misogyne qui choisit toujours le corps féminin comme enjeu n’est pas spécialité seulement « islamiste ! »
En plein iv e siècle, de nouveau dans l’Est algérien, naît le plus grand Africain de cette Antiquité, sans doute, de toute notre littérature : Augustin, né de parents berbères latinisés… Inutile de détailler le trajet si connu de ce Père de l’Église : l’influence de sa mère Monique qui le suit de Carthage jusqu’à Milan, ses succès intellectuels et mondains, puis la scène du jardin qui entraîne sa conversion, son retour à la maison paternelle de Thagaste, ses débuts d’évêque à Hippone, enfin son long combat d’au moins deux décennies, contre les Donatistes, ces Berbères christianisés, mais âprement raidis dans leur dissidence.
Après vingt ans de luttes contre ces derniers, eux qui seraient les « intégristes chrétiens » de son temps, étant plus en contact certes avec leurs ouailles parlant berbère, Augustin croit les vaincre : Justement, il s’imagine triompher d’eux en 418, à Césarée de Maurétanie (la ville de ma famille et d’une partie de mon enfance). Il se trompe. Treize ans plus tard, il meurt, en 431 dans Hippone, assiégée par les Vandales arrivés d’Espagne et qui, sur ces rivages, viennent, en une seule année, de presque tout détruire.
Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés dans les lycées du Maghreb : en langue originale, ou en traduction française et arabe.
Rappelons que, pendant des siècles, la langue arabe a accompagné la circulation du latin et du grec, en Occident ; jusqu’à la fin du Moyen Âge.
Après 711 et jusqu’à la chute de Grenade en 1492, l’arabe des Andalous produisit des chefs d’œuvre dont les auteurs, Ibn Battouta le voyageur, né à Tanger ; Ibn Rochd le philosophe commentant Aristote pour réfuter El Ghazzali, enfin le plus grand mystique de l’occident musulman, Ibn Arabi, voyageant de Bougie à Tunis et de là, retournant à Cordoue puis à Fez-La langue arabe était alors véhicule également du savoir scientifique (médecine, astronomie, mathématiques etc.) Ainsi, c’est de nouveau, dans la langue de l’Autre (les Bédouins d’Arabie islamisant les Berbères pour conquérir avec eux l’Espagne) que mes ancêtres africains vont écrire, inventer. Le dernier d’entre eux, figure de modernité marquant la rupture, Ibn Khaldoun, né à Tunis, écrit son Histoire des Berbères en Algérie ; au milieu du xiv e siècle. Il finira sa vie en 1406 en Orient ; comme presque deux siècles auparavant, Ibn Arabi.
Pour ces deux génies, le mystique andalou, et le sceptique inventeur de la sociologie, la langue d’écriture semble les mouvoir, eux, en citoyens du monde qui. préférèrent s’exiler de leur terre, plutôt que de leur écriture ».
….Mon français s’est ainsi illuminé depuis vingt ans déjà, de la nuit des femmes du Mont Chenoua. Il me semble que celles-ci dansent encore pour moi dans des grottes secrètes, tandis que la Méditerranée étincelle à leurs pieds. Elles me saluent, me protègent. J’emporte outre Atlantique leurs sourires, images de « shefa’ », c’est-à-dire de guérison. Car mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles.
Mesdames et Messieurs, c’est mon vœu final de « shefa’ » pour nous tous, ouvrons grand ce « Kitab el Shefa’ » ou Livre de la guérison (de l’âme) d’Avicenne/Ibn Sina, ce musulman d’Ispahan dont la précocité et la variété prodigieuse du savoir, quatre siècles avant Pic de la Mirandole, étonna lettrés et savants qui suivirent… »
En 1832, dans Alger récemment conquise, Delacroix s’introduit quelques heures dans un harem. Il en rapporte un chef-d’oeuvre, Femmes d’Alger dans leur appartement, qui demeure un « regard volé ». Un siècle et demi plus tard, vingt ans après la guerre d’indépendance dans laquelle les Algériennes jouèrent un rôle que nul ne peut leur contester, comment vivent-elles au quotidien, quelle marge de liberté ont-elles pu conquérir ?
Dans ce recueil de nouvelles publié pour la première fois en 1980 et ici augmenté d’une longue nouvelle inédite, La nuit du récit de Fatima, Assia Djebar raconte : le vécu, la difficulté d’être, la révolte et la soumission, la rigueur de la Loi qui survit à tous les bouleversements et l’éternelle condition des femmes.
« Langage de l’ombre », souvent prémonitoire en regard de l’histoire immédiate, Femmes d’Alger dans leur appartement est devenu un classique dans de nombreux pays où il a reçu un accueil exceptionnel.
La Femme sans sépulture, c’est Zoulikha, héroïne oubliée de la guerre d’Algérie, montée au maquis au printemps 1957 et portée disparuedeux ans plus tard, après son arrestation par l’armée française. Femme exceptionnelle, si vivante dans sa réalité de mère, d’amante, d’amie, d’opposante politique, dans son engagement absolu et douloureux, dans sa démarche de liberté qui scelle sa vie depuis l’enfance et qui ne l’a jamais quittée, sa présence irradiante flotte à jamais au-dessus de Césarée… Autour de Zoulikha s’animent d’autres figures de l’ombre, paysannes autant que citadines, vivant au quotidien l’engagement, la peur, la tragédie parfois. Véritable chant d’amour contre l’oubli et la haine, de ce passé ressuscité naît une émotion intense, pour ce destin de femme qui garde son énigme, et pour la beauté d’une langue qui excelle à rendre son ombre et sa lumière.