La contre marche (Brigitte Stora)

« Je n’ai pas fait un film sur la marche de Beurs mais un film sur la marche pour l’égalité et contre le racisme », ainsi s’exprimait le cinéaste Nabil Ben Yandir, réalisateur du film La Marche. Lors d’une avant première au musée de l’immigration. Ce beau film généreux reconstitue l’itinéraire de ces jeunes marcheurs qui traversèrent la France puis furent accueillis à Paris par plus de 100 000 personnes. Les jeunes générations y découvriront la formidable solidarité qui a uni les marcheurs et leurs soutiens tout au long d’un parcours difficile puis la joie et la dignité d’une gigantesque manifestation qui accueillit leur arrivée à Paris.

Le mot beur que réfute Nabil ben Yandir fut surtout une invention des médias, réductrice, puisqu’elle ne concernait que les jeunes issus de l’immigration maghrébine, elle ne fut que rarement utilisée par les intéressés, c’est pourtant le mot et l’on en comprendra l’intention, du titre du documentaire de Samia Chala … chronique des années beurs.

Diffusé sur la chaine parlementaire et relayé par la plupart des médias, ce documentaire prétend nous raconter l’envers du décor, nous ouvrir les yeux (1). Les vrais marcheurs vont-ils parler ? Azouz Begag ouvre le documentaire sur un constat d’échec. « Les jeunes n’ont jamais entendu parler de ce que nous avons fait ». Le « nous » est appuyé, on espère une explication sur ce « défaut de transmission » de la part des porteurs de mémoires, hélas ce documentaire, essentiellement à charge, n’abordera jamais la question. Passons sur le fait que la plupart des interrogés n’ont jamais fait la marche. Après tout un mouvement n’appartient jamais à ceux qui l’ont initié mais sans doute encore moins à ceux qui l’ont ignoré voire combattu. Le discours, pourtant légitime, sur la récupération politique et la non prise en compte des jeune issus de l’immigration, ne manque pas de saveur dans la bouche d’Azouz Begag, ancien ministre d’un gouvernement de droite ou dans celle de Djida Tazdaït ancienne députée européenne chez les Verts désormais candidate du Modem… Si Magyd Cherfi du groupe Zebda reconnaît la place que ces jeunes d’origine maghrébine ont fini par occuper dans le champs culturel, ses propos sur la nationalité française vécue « comme un coup de poignard dans le dos de son père » laissent rêveur, on aurait espéré plus de fraternité de la part de celui qui fit danser la France entière avec « tomber la chemise ». Mais tout cela ne serait rien sans l’explication de « comment les « Beurs » se sont fait avoir ». Cette explication, dans la droite ligne des discours conspirationnistes, c’est Farida Belghoul qui la porte. Mme Belghoul ne fut pas une marcheuse, ancienne militante de l’Union des étudiants communistes, elle initia la marche de Convergence 84. Devenue proche des islamistes, cette dernière s’affiche désormais aux côtés d’Alain Soral et c’est sur un ton sentencieux qu’elle énonce que la « création de SOS racisme ne correspondait pas aux intérêts de la France … »

A ce stade il faut peut-être quelques repères.

Après la marche de 83 n’eut pas de traduction politique, en juillet 1984 eurent lieu les Assises de Lyon : des débats houleux avec d’un côté, les «communautaires», partisans du «lobby beur», de l’autre, ceux qui considèrent que «La France, c’est comme une mobylette, pour avancer il lui faut du mélange»… Ces derniers seront à l’origine de l’initiative Convergence 84. Le 6 décembre 1984, plus de 30 000 ; jeunes pour la plupart accueillent les rouleurs. Mais c’est aussi ce jour-là que la principale initiatrice de Convergence et héroïne du doc prononce un discours où il est question de « faire du beur à l’envers un Arabe à l’endroit » où les « fachos, gauchos, cathos » sont mis dans le même sac où il n’est plus question de s’adresser aux « convaincus » que sont les antiracistes. Ce discours ne méritait sans doute pas d’entrer dans l’histoire mais il offrit un vide et c’est sur ce vide que va se créer SOS racisme. Le projet des fondateurs de SOS Racisme se veut large et consensuel. Face à la montée du Front national, il s’agit pour eux d’avantage d’affirmer des valeurs que des revendications, concerts géants, parrainages nombreux, SOS réunira en juin 85 quelque 300 000 personnes à la Concorde.

On peut partager bien des choses qui sont dites dans ce doc. Car si la France de 2013 ne ressemble plus à celle de 83, 30 ans après le constat reste mitigé. Les jeunes issus de l’immigration se sont largement intégrés, des musiciens, chanteurs, comédiens, sportifs et autres font désormais partie du paysage hexagonal et sont régulièrement cités comme personnalité préférées des français. La politique, toujours en retard, a fini elle aussi par leur faire une place. Moins médiatisés et plus nombreux sont ceux qui, issus de parents ouvriers ont intégré les grandes écoles, sont devenus chercheurs, avocats, enseignants. Pourtant les problèmes demeurent ; dans les cités la drogue et son cortège de violence et de mort n’en finit pas de miner l’espoir et le vivre ensemble, les années sida ont décimé les rangs de nombreux acteurs de la vie associative. La mixité ethnique plus visible aujourd’hui qu’hier sur la scène publique a pourtant presque disparu de certains quartiers relégués où l’absence de perspective et le taux de chômage atteignent des niveaux inégalés. Le repli sur soi et la perte de certaines valeurs ont formé un terreau favorable aux discours de haine que les islamistes utilisent à leur fin. Tout cela aurait pu être abordé voire éclairé par des sociologues et des historiens loin du « complot sioniste » qui sert d’explication au monde et que reprend à son compte Farida Belghoul aux côtés d’Alain Soral qu’elle a récemment rejoint. Légitimer A. Soral et son site « Egalité et réconciliation » aux yeux de l’immigration et de ses héritiers constitue à la fois une faute morale et politique. F. Belghoul est inexcusable. C’est Houria Boutelja patronne des indigènes de la république qui l’écrit… A l’heure du repli sur soi, de la haine de l’Autre qui s’exprime çà et là, à l’heure où des insultes racistes qu’on croyait d’un autre âge s’expriment ouvertement, à l’heure aussi où des enfants dans ce pays ont été assassinés, peut-on encore laisser diffuser cette petite musique sur la chaine parlementaire à une heure de grande écoute ? Peut-on promouvoir sans aucune responsabilité les marchands de haine ? 30 ans après la marche, est-ce de cela que notre pays a besoin ?

Brigitte Stora

(1) Médiapart De la trahison des «Beurs»: retour sur une marche récupérée 18 NOVEMBRE 2013 | PAR ANTOINE PERRAUD Voilà 30 ans, ils défilaient pour l’égalité et contre le racisme. Ils ne trouvèrent que paternalisme et faux-fuyants de la part d’une gauche moralisante, prompte à transformer la politique en spectacle. Un documentaire nous ouvre les yeux sur ce jeu de dupes, dont les Français issus de l’immigration ne cessent de faire les frais…

« il fallait lire, naturellement « Lettre aux Cons Vaincus » – le texte dénonçait les « faux anti-racistes ». Alors qu’en tout état de cause, il s’agissait d’alliés dans la lutte anti-raciste », Albano Cordeiro, membre de la Coordination nationale de Convergence 84 pour l’Égalité.

mardi 26 novembre 2013