Tunisie : défaite historique des islamistes (Caroline Fourest)

Les islamistes ont reconnu leur défaite. Si elle se confirme, elle est historique et vient démentir ceux qui, parmi les journalistes ou les diplomates, n’ont cessé de répéter que les intégristes représentaient la Tunisie véritable. Ceux-là n’ont pas voulu voir la colère, profonde et populaire, contre Ennahdha et ses alliés.

Une photographie plus juste qu’après la Révolution

Le résultat annoncé n’est pas un revirement, mais le retour à une photographie réelle de la Tunisie. Le score des intégristes au lendemain de la Révolution s’expliquait essentiellement par le fait qu’ils étaient à la fois les martyrs les plus connus du régime de Ben Ali et les mieux organisés pour tirer profit de son départ. Les forces laïques s’étaient présentées en ordre très dispersé. Près d’une centaine de listes, parfois inconnues du grand public. Trois ans plus tard, la Tunisie a mûri. Les listes sont toujours nombreuses mais les Tunisiens ont souhaité voter utile pour placer Nidaa Tounes en tête et tirer les leçons de cet éparpillement. Tout valait mieux que le retour au pouvoir des intégristes, leur louvoiement face au terrorisme et leurs tentatives pour inscrire la charia dans la Constitution.

Même si elle a fini par être votée et qu’elle contient à peu près tout et son contraire -la liberté de conscience et le refus de porter atteinte au sacré-, cette Constitution a été adoptée dans un climat très lourd.

Les Ligues dites de protection de la Révolution, longtemps encouragées par la troïka au pouvoir, ont fait régner une terreur toute salafiste… Qui a culminé avec le meurtre de deux figures de la gauche tunisienne anti-islamiste, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Leurs morts, aggravées par la menace terroriste grandissante, ont provoqué un électrochoc dans un pays plongé dans une crise à la fois morale, économique et politique. Une crise qui a contraint les islamistes à quitter le gouvernement jusqu’aux élections, qu’ils espéraient gagner.

L’évolution tactique d’Ennahdha

Le fait que ce parti islamiste ait accepté de quitter le pouvoir pour laisser un gouvernement provisoire organiser les élections législatives n’est pas, contrairement à ce que l’on entend partout, la preuve qu’il ait renoncé à tout objectif d’islamiser la société, de la base jusqu’au sommet. Conformément à la doctrine des Frères musulmans, il s’agit d’un repli stratégique. Ne pas être au pouvoir quand cette échéance législative arriverait était le seul moyen de limiter la casse.

Et encore… Il aura fallu leur tordre le bras, la peur du scénario égyptien et d’assumer la mise en faillite du pays, pour qu’ils rendent les clefs d’un gouvernement qui est allé bien au-delà du mandat pour lequel il avait été nommé. C’est donc un gouvernement de transition qui a permis de mettre la Tunisie sur les rails de ces élections. Elles donnent raison à ceux qui ont cru à l’espoir soulevé par le printemps arabe, malgré le chaos et les difficultés.

Que penser de Nidaa Tounes ?

Béji Caïd Essebsi est un vieux renard de la vie politique tunisienne. Ministre sous Bourguiba, simple élu sous Ben Ali, retiré de la vie politique dans les années 90, il a gagné en popularité pour avoir bien géré, comme premier ministre, l’un des gouvernements provisoires de l’après révolution. Aidé par la peur des islamistes, il a réussi le tour de force de rassembler autour de lui à la fois des anciens du RCD et des gens bien plus à gauche. De ceux qui ont fait la révolution et veulent conserver ses acquis démocratiques, tout en craignant plus que tout les intégristes.

Le fait que Nidaa Tounes arrive en tête va permettre de sauver cette modernité, tout en conservant les acquis démocratiques. Surtout si Nidaa Tounes doit faire alliance avec un parti plus à gauche. Après les débats pour la survie du pays et l’affrontement entre laïcs et intégristes, le pays pourrait enfin connaître des débats plus classiques.

On espère déjà le jour où les Tunisiens pourront véritablement choisir entre un camp conservateur non dangereux, un centre et un véritable camp progressiste. En attendant, le « vote utile » a évité le pire. En chemin, il y aura encore de nombreuses crises politiques, des claquages de porte, des alliances étonnantes et des revirements… Mais c’est la loi de la démocratie. Si Nidaa Tounes parvient à les accepter sans céder à la tentation paternaliste, la Tunisie deviendra, après bien des sacrifices, la démocratie sûre que son peuple et sa société civile méritent.

Caroline Fourest