Baby-Loup et la protection européenne des droits fondamentaux. (Anne Demetz)

Dans l’affaire « Baby Loup » (crèche privée), plaidée le 17 octobre 2013 (délibéré au 27.11.2013), devant la Cour d’appel de Paris, le procureur général, François Falletti, s’est opposé à la Cour de cassation, qui avait jugé illicite la clause du règlement intérieur de l’employeur, instaurant une obligation de respect des principes de laïcité et de neutralité, et, discriminatoire, le licenciement d’une salariée portant le voile . La position du Parquet peut se justifier au regard des normes européennes de protection des droits fondamentaux (2).

Le droit interne français.
S’il existe des garderies et des services d’assistant(e)s maternel(le)s municipaux, obéissant aux règles du service public, dont la neutralité de leurs agents (3), il n’existe pas de service public de la petite enfance, à l’échelle nationale, l’Etat n’ayant pas l’obligation d’accueillir tous les enfants dans ces structures. Et, pour le moment, aucun texte législatif ou réglementaire n’impose une obligation de neutralité aux professionnels de la jeunesse, ne travaillant pas pour le service public (4). Qui plus est, l’article L 1121-1 du Code du travail pré-voit que : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but re-cherché.» et l’article L 1321- 3 alinéa 2 que : « Le règlement intérieur ne peut contenir : ….2° Des disposi-tions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » Ces articles s’appliquent au personnel des crèches privées.
A l’occasion de l’affaire « Baby Loup », la Cour d’appel de Versailles avait rendu un arrêt, le 27.10.2011, confirmant la décision du Conseil des prud’hommes de Mantes la Jolie, du 13.12.2010, disant licite le règlement intérieur d’une crèche privée soumettant ses employés à une obligation de neutralité. Mais, par arrêt du 19.03.2013 (n° de pourvoi: 11-28.845, publié au Bulletin et sur Légifrance), la chambre sociale de la Cour de cassation, sans tenir compte des conclusions, tendant au rejet du pourvoi de la salariée, soutenues par l’avocat général (pourtant bien motivées, particulièrement sur les obligations de la France au regard de la CEDH (5)), a cassé dans toutes ses dispositions, l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles et a renvoyé les parties devant la cour d’appel de Paris. Pour ce faire il est retenu ;
D’une part que : « le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ; qu’il ne peut dès lors être invo-qué pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du code du travail ; ». Ce motif est sans surprise au regard du droit positif français même si les financements dont dispose la crèche Baby-Loup sont pour leur majeure partie constitués de subventions publiques (6). D’autre part que : « la clause du règlement intérieur, instaurant une restriction générale et imprécise, ne ré-pondait pas aux exigences de l’article L. 1321-3 du code du travail ». Ce, sans considération de la jurispru-dence de la Cour européenne de Strasbourg.
Non conformité du droit interne français et du droit international.

Exposé
• Droit conventionnel. Pour l’exercice du droit de manifester sa religion, consacré par l’article 9 alinéa 2 (liberté de pensée et de conscience) de la CEDH (7), la Cour européenne de Strasbourg n’indique pas qu’une ingérence dans l’exercice de ce droit, procédant d’une décision d’un employeur public soit, de ce seul fait, plus justifiée que celle procédant d’une décision d’un employeur privé (8) et n’exclut pas, pour ces derniers, y compris ceux qui ont à prendre en charge des jeunes enfants et les entreprises dites « de tendance » (9), que puisse être intégré dans leur règlement intérieur et/ou dans leurs contrats de travail, une stipulation qui restreint la possibilité de manifester sa religion. En effet, à partir du moment ou cette clause est rédigée avec précision, qu’il apparaît qu’elle peut être appliquée sans discrimination et qu’elle est motivée elle doit pouvoir être considérée comme constitutive d’une ingérence légitime, s’il y a lieu.
Il faut donc en conclure que les dispositions des articles L 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail fran-çais, sont trop restrictives. En effet la « nature de la tâche à accomplir » n’est pas la seule circonstance que la Cour européenne retient, pour apprécier la légitimité d’une ingérence (10). Ceci posé, dans le cas de la crêche « Baby Loup», si on l’on se réfère à la jurisprudence de la Cour, applicable désormais aux entre-prise privées, la « nature de la tâche à accomplir » justifiait, à elle seule, l’ingérence (11).
• Droit communautaire. L’article 4, § 2, de la directive européenne n° 2000/78 CE, du Conseil de l’Union Européenne, du 27.11.2000 « portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en ma-tière d’emploi et de travail» , prévoit des dispositions particulières pour les entreprises de tendance leur per-mettant de restreindre le droit de manifester sa religion ou sa conviction (12). Cependant, cette directive n’ayant pas été transposée en droit français, la Cour de cassation ne tient pas systématiquement compte : « du caractère spécifique de l’objet de nombreuses entreprises, institutions ou associations pour admettre qu’elles puissent exiger de leurs salariés une obligation particulière de loyauté » (13).

Solutions envisageables.
Elles sont au moins deux. Leur mise en oeuvre permettrait à toute entreprise privée d’exiger de ses salariés de ne pas manifester ostensiblement leur appartenance religieuse dans l’exercice de leurs fonctions, à partir du moment ou les critères établis pour ce faire par la Cour européenne ou l’article 4, § 2, de la Directive eu-ropéenne n° 2000/78 CE, sur les entreprises de tendance sont réunis.
• La modification du code du travail. Il faut faire en sorte que les articles L 1121-1 et L. 1321-3 soit rédi-gés conformément à ce que la CEDH et la jurisprudence de la Cour européenne prévoient pour justifier une ingérence dans l’exercice des droits fondamentaux. Cette justification repose sur trois critères : l’ingérence doit être prévue par la loi, reposer sur un but légitime et être nécessaire dans une société démocratique. L’ article L 1121-1 du Code du travail pourrait ainsi disposer que : « Nul ne peut apporter aux droits des per-sonnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas prévues par la loi, jus-tifiées,un but légitime et nécessaires dans une société démocratique ni proportionnées au but recher-ché.» et l’article L 1321-3 du Code du travail : « Le règlement intérieur ne peut contenir : …2° Des disposi-tions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas prévues par la loi, justifiées, un but légitime et nécessaires dans une société démocratique ni proportionnées au but recherché » (14).
• La reconnaissance des entreprises de tendance. Il est désormais nécessaire de transposer en droit interne la Directive européenne n° 2000/78 précitée, afin que celle ci puisse être impérativement applicable (15).
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En attendant que le droit interne français s’adapte aux normes européennes de protection des droits fonda-mentaux, la Cour d’appel de Paris peut choisir d’appliquer directement l’article 9 alinéa 2 de la CEDH, dont la France est signataire (16). Pour autant , après la décision à venir de la Cour d’appel et celle de la Cour de cassation, qui peut encore avoir à connaître de l’arrêt d’appel, la Cour européenne de Strasbourg pourra tou-jours être saisie. Tout risque de condamnation de la France par cette dernière n’est donc pas écarté.
Anne Demetz
Avocate au Barreau de Paris

(1) Arrêt du 19.03.2013 (n° de pourvoi: 11-28845, publié au Bulletin et sur Légifrance).
(2) Ces conclusions sont d’ailleurs très complètes au regard de la CEDH (cf. note 7) et de la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg.
(3) CAA Versailles, 8e Ch. jugement n° 0504207 du 07/03/2007 (Monique L / commune d’Evry).
(4) Cf. article « Petite enfance, aides publiques et neutralité » sur le site de l’association Egale.
(5) Bernard Aldigé, Avocat général, « Le champ d’application de la laïcité : la laïcité doit-elle s’arrêter à la porte des crèches.» Recueil Dalloz n° 14/7551 du 18.04.2013. (6) Cf. article « Choix parentaux et neutralité religieuse (le cas Baby-Loup) » sur le site de l’association Egale. L’obligation de neutralité a été étendue par un arrêt de la Cour de cassation du 19.03.2013 : caisse primaire d’assurance maladie de Seine-Saint-Denis et autres , n° de pourvoi: 12-11.690, publié au Bulletin et sur Légifrance) aux entreprises privées gérant un service public. Mais ce n’est pas le cas de la crèche « Baby Loup», qui n’a qu’une mission d’intérêt général.
(7) Convention européenne de sauvegarde des libertés fondamentales du 4 novembre 1950.
(8) Cf Arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni, du 15.01.2013 (requêtes n°48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10.) La Cour y précise que lorsqu’un salarié travaillant pour un employeur privé se prévaut d’une ingérence dans un de ses droits garanti par la Convention, celle ci n’étant pas directement imputable à l’Etat, il convient de rechercher si le droit de l’intéressé de manifester librement sa religion était suffisamment protégé par l’ordre juridique interne. Mais rien d’autre, en dehors de cette considération. En termes de ports de signes religieux, cet arrêt est original car il concerne la croix chrétienne, y compris dans le secteur privé, et non le foulard islamique, comme c’est le cas de nombreux arrêts de la Cour, qui, de surcroît, ne portent que sur le secteur public.
(9) CEDH 23.09.2010, n°1620/03, Schüth c/ Allemagne, D. 2011. 1637, chron.J.-P. Marguénaud et J. Mouly, et 2012. 904, obs. J. Porta ; RDT 2011. 45, obs.J. Couard. La CEDH reconnaît qu ‘« au regard de la Convention, un employeur dont l’éthique est fondée sur la religion ou sur une croyance philosophique peut imposer à ses employés des obligations de loyauté spécifiques. »
(10) Selon la Cour européenne, les droits et libertés protégés par la Convention peuvent être limités lorsqu’ils empiètent sur les droits d’autrui ou contreviennent à un impératif de sécurité. Ce qui permet à un employeur de se prévaloir, sous le contrôle du Juge, de motifs de limitation des libertés plus larges que ceux tirés uniquement de la « nature de la tâche à accomplir ».
(11) CEDH Dahlab c. Suisse, arrêt d’irrecevabilité du 15.02.2001 (requête n° 42393/98), cité par le Procureur général Falletti, cette décision précise que le port du foulard : « dès lors qu’il semble être imposé aux femmes par une prescription coranique (…) est diffici-lement conciliable avec le principe d’égalité des sexes » et « Aussi, semble-t-il difficile de concilier le port du foulard islamique avec le message de tolérance, de respect d’autrui et surtout d’égalité et de non-discrimination que dans une démocratie tout enseignant doit transmettre à ses élèves » s’agissant, en l’espèce « de jeunes enfants particulièrement influençables ».
(12) « Les États membres peuvent maintenir dans leur législation nationale en vigueur à la date d’adoption de la présente directive ou prévoir dans une législation future reprenant des pratiques nationales existant à la date d’adoption de la présente directive des disposi-tions en vertu desquelles, dans le cas des activités professionnelles d’églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions, une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions d’une personne ne constitue pas une discrimination lorsque, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la reli-gion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisa-tion. Cette différence de traitement doit s’exercer dans le respect des dispositions et principes constitutionnels des États membres, ainsi que des principes généraux du droit communautaire, et ne saurait justifier une discrimination fondée sur un autre motif. Pourvu que ses dispositions soient par ailleurs respectées, la présente directive est donc sans préjudice du droit des églises et des autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions, agissant en conformité avec les dispositions constitution-nelles et législatives nationales, de requérir des personnes travaillant pour elles une attitude de bonne foi et de loyauté envers l’éthique de l’organisation.»
(13) Voir les conclusions de Bernard Aldigé, Avocat général : note 45
(14) Selon l’avis de l’Observatoire de la laïcité ( « sur la définition et l’encadrement du fait religieux dans les structures qui assurent une mission d’accueil des enfants. »), publié le 15.10.2013, pp. 8 et 9 , qui valide la position prise par la Cour de cassation dans l’affaire « Baby Loup», l’article L 1121-1 du Code du travail, permettant déjà, dans sa rédaction actuelle, des restrictions aux libertés individuelles, dont celle de manifester sa religion ou sa conviction, il n’est pas nécessaire de le modifier, d’autant que cela risque de déboucher sur un texte contrevenant à un droit fondamental, notamment aux articles 9 et 14 (non discrimination) de la CEDH, et permettre un traitement du « fait religieux » différent de tout autre problème interne à l’entreprise ou créer plus d’insécurité juridique du fait d’un texte se prêtant à de larges marges d’interprétation.
Mais si une modification des articles L 1121-1 et L 1321-3 reprend mot pour mot la jurisprudence Strasbourgeoise, sur les critères de légi-timité d’une ingérence, un risque d’atteinte à un droit fondamental ne peut procéder de cette modification, à moins de considérer que les décisions de la Cour européenne vont à l’encontre des droits fondamentaux dont elle est la gardienne.
De plus, intégrer, aux articles susvisés, les critères de légitimité d’une ingérence à l’exercice d’un droit reconnu par la CEDH, dégagés par la Cour européenne, ne peut, en soi, entraîner un traitement différencié, au sein de l’entreprise, de l’exercice du droit de manifester sa religion ou sa conviction par rapport à l’exercice d’autres droits fondamentaux. Au contraire, dans l’arrêt Eweida (§ 83), la Cour retient que, dans le cadre des relations de travail, la liberté de religion doit être appréhendée de manière similaire aux autres droits garan-tis par la Convention (respect de la vie privé, liberté d’expression, droit d’adhérer ou ne pas adhérer à un syndicat..) : « la Commis-sion a conclu dans plusieurs décisions à l’absence d’ingérence dans l’exercice de la liberté de religion du requérant au motif que celui-ci pouvait démissionner de ses fonctions et trouver un autre travail (…). Toutefois, la Cour n’a pas tenu le même raisonnement en ce qui concerne les sanctions professionnelles infligées à des employés parce qu’ils avaient exercé d’autres droits protégés par la Convention, par exemple le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8, le droit à la liberté d’expression énoncé à l’article 10 ou le droit négatif de ne pas s’affilier à un syndicat, découlant de l’article 11 (…). Vu l’importance que revêt la liberté de religion dans une société démocratique, la Cour considère que, dès lors qu’il est tiré grief d’une restriction à cette liberté sur le lieu de travail, plutôt que de dire que la possibilité de changer d’emploi exclurait toute ingérence dans l’exercice du droit en question, il vaut mieux apprécier cette possi-bilité parmi toutes les circonstances mises en balance lorsqu’est examiné le caractère proportionné de la restriction. »
Enfin concernant l’insécurité juridique, ce risque est déjà constitué si les articles L 1121-1 et L1321-3 du Code du travail, ne sont pas modi-fiés, puisqu’une décision des juridictions françaises, rendue en fonction de ces articles, pourrait être désavouée par la Cour européenne.
(15) Pour écarter la transposition de la directive, l’avis précité de l’Observatoire de la laïcité indique que : « Sur le plan juridique, cette notion, d’inspiration allemande, ne semble admise par la jurisprudence que sous réserve que la « tendance » soit directement en lien avec l’objet social de l’entreprise. De fait, il s’agit des partis politiques, des syndicats et des organismes confessionnels.»
Mais l’article 4, § 2, de la directive européenne n° 2000/78 CE, précise que : « lorsque, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légi-time et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation. » (cf. note 12), ce qui exclut qu’une «tendance» puisse être revendiquée pour n’importe quelle activité de vente de biens ou de prestation de service.
L’avis affirme encore que : « La laïcité n’est pas une opinion ni une croyance mais une valeur commune ». Toutefois, comme le note pertinemment M. le Procureur général Falletti : la « tendance » peut aussi être une éthique et dés lors il peut effectivement exister des entreprises de « tendance laïque ». Il précise « ce qualificatif étant compris au sens d’indifférence active à l’égard des religions et non au sens d’obligation constitutionnelle de neutralité pesant sur le seul Etat » et cite le cas de certaines organisations maçon-niques et de certains clubs de réflexion : « Ces entreprises sont naturellement conduites à mettre en place une organisation et des modes de fonctionnement internes en conformité avec leurs engagements et leurs actions ».
(16) Elle peut exercer un contrôle de conventionalité. Il permet à tout juge de vérifier la conformité de la loi française aux engagements inter-nationaux de la France. En effet, d’après l’article 55 de la Constitution de 1958, les traités internationaux ont une valeur supérieure à la loi.

jeudi 24 octobre 2013