« Nous sommes tous Kobané »: le cri de résistants à l’intégrisme

C’est en pleurs que Maryam Namazie, une marxiste iranienne en exil, est montée à la tribune pour lire un message de soutien aux Kurdes de Syrie : « Nous sommes tous Kobané ».
Ce week-end à Londres, elle organisait avec l’algérienne Marieme Helie Lucas et d’autres, un colloque réunissant la fine fleur mondiale des résistants à l’intégrisme. Une salle pleine de héros dont vous n’entendez jamais parler ou presque. Parce qu’ils n’ont jamais décapité ou tué. Pourtant, ils résistent au totalitarisme de ce siècle, souvent au prix de leur vie. Des esprits libres, parfois athées mais pas toujours, venus du Pakistan, du Bangladesh, de Pologne, d’Afghanistan, de Syrie, d’Inde, des États-Unis, de Maroc, de Tunisie et bien sûr beaucoup d’Iran et d’Algérie.
Tous pensaient en avoir fini avec l’intégrisme en se réfugiant en Angleterre, en Inde ou en Europe. Tous ont dit combien ce mal les a rattrapé jusqu’au cœur de ces refuges, gangrenés par la confusion raciste et la tolérance envers l’intégrisme au nom du multiculturalisme.

Confusions au nom du multiculturalisme
C’est tout particulièrement vrai en Angleterre où le lien n’a jamais été coupé entre l’État et la religion anglicane, et où les politiques tentent de compenser cet avantage de l’Église anglicane par des droits particuliers distribués aux communautés religieuses. Comme le droit à des arbitrages familiaux rendus par des tribunaux shariatiques. Une femme musulmane ne connaissant pas bien ses droits peut dépendre d’un imam intégriste pour divorcer ou savoir quoi faire en cas de violences conjugales. C’est pour se battre contre cette ségrégation au nom du religieux que des laïques anglais, très souvent d’origine iranienne, ont créé une association « One law for all » (une loi pour tous). D’autres mènent le combat contre les accommodements dit raisonnables avec la loi commune au Canada. Homa Arjomand, présente, a empêché la reconnaissance légale de ces Cours shariatiques en Ontario. Une victoire parmi d’autres pour qu’on cesse de tolérer l’intégrisme au nom d’une vision exotique des cultures et des identités.

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Contre tous les intégrismes

Le colloque ne portait pas uniquement sur l’intégrisme musulman. Il a aussi été question de l’intégrisme juif et chrétien. Il y avait notamment le récit bouleversant de Sue Cox, à l’origine d’une association pour faire entendre la voix des victimes de viols pédophiles de la part du clergé. Celui d’une sociologue très critique envers le rôle joué par l’intégrisme juif dans le durcissement du conflit isréalo-palestinien.
Mais aussi une intervention hilarante d’un professeur de philosophie d’Oxford, AC Grayling, sur certaines croyances et superstitions hérités du monothéisme. Le tout sous haute garde. En Europe, en 2014, il est dangereux de rire de la religion, de défendre les droits des femmes, le droit au blasphème ou à l’athéisme. Et même si plusieurs intervenants ont eu raison d’insister sur le fait que la laïcité n’était pas l’athéisme, mais le droit de croire ou de ne pas croire, cette bouffée d’oxygène nous rappelle combien nous vivons dans un monde étouffé et terrorisé par la peur de manquer de respect au religieux. Face à cette peur, beaucoup de ces résistants de tous les continents ont dit leur refus de la xénophobie tout en insistant pour respirer à nouveau, dans un monde plus laïque.

Un idéal laïque sans frontières
On dit souvent que le modèle laïque n’est pas exportable. Il ne serait pas pertinent d’en parler du Pakistan ou l’Iran. Sauf qu’il ne s’agit pas d’importer ou d’exporter un quelconque modèle mais de partager un idéal.
Ceux qui pensent qu’un idéal a des frontières auraient dû assister à ces deux jours. Des dizaines de récits convergents tous, universellement, vers la même soif : vivre dans une société où l’État est séparé du religieux. Une conclusion vitale, viscérale, suppliante, à laquelle arrivent tous ceux qui ont dû vivre sous le joug de régimes théocratiques, qu’ils ont fini par fuir. Quand ils ne luttent pas en ce moment même pour qu’il ne soit pas détricoté, comme la brillante députée turque Safak Pavey.
Le colloque s’est conclu par un Manifeste pour la laïcité, signé par ces résistants du monde entier, qui exigent la séparation complète de l’État et des religions, la liberté de croire ou de ne pas croire, le droit au blasphème et l’égalité hommes-femmes, partout où les êtres humains ont soif de dignité et de liberté. C’est-à-dire sur tous les continents, dans toutes les religions. N’en déplaise aux adeptes de l’exotisme et du droit séparé selon les cultures.

 

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Une contagion intégriste très politique
Il faut entendre ces récits pour mesurer la vitesse à laquelle une société plutôt sécularisée à l’origine peut se raidir et devenir intégriste.
Des indépendantistes algériens avaient imaginé une constitution laïque avant que des autocrates du FLN ne monopolisent l’État à leur profit et jouent avec le feu de la religion officielle pour consolider leur emprise.
Au Caire, du temps de Nasser, les femmes étaient en manches courtes et allaient librement. L’idée même de leur imposer le voile, comme l’exigeait le guide des Frères musulmans, faisait hurler de rire.
En Iran, Khomeyni avait juré qu’il n’imposerait jamais le voile, avant de changer d’avis sitôt au pouvoir, grâce à une alliance anti-impérialiste mêlant religieux et marxistes contre le Chah. Il faut voir la foule de femmes libres et en cheveux descendre dans la rue pour protester contre le voile quand il l’a finalement imposé. Ces images, impressionnantes, ont été effacées de nos mémoires, remplacées par celles d’aujourd’hui : des rues de Téhéran noyées de voiles noirs. Un documentaire de Lila Ghobady — « Forbidden Sun Dance » dont on a projeté des extraits — nous permet de les redécouvrir. Elle-même a dû fuir l’Iran récemment à cause de ce film sur la danse interdite, où elle donne la parole à des danseurs et des chorégraphes, dont certains ont fait la révolution de 1979, avant de perdre leur poste de professeur de danse pour « incitation à l’adultère » juste après.

Le fanatisme prend vite, plus vite qu’on ne le croit
Le cas du Bangladesh est très parlant. Voilà un pays qui a arraché son indépendance au Pakistan en 1971, sur la base d’une langue, le Bengali. Au départ, les indépendantistes bengalis rêvaient d’un pays laïque. La constitution le prévoyait. Puis des militaires ont pris le pouvoir, imposé un régime autoritaire et sont allés chercher le religieux pour légitimer leur mise au pas. C’est à partir de là que le pays a sombré dans l’intégrisme. Quelques années plus tard, des fous se sont crus autoriser à persécuter les esprits libres comme l’écrivaine Taslima Nasreen, présente à ce colloque, simplement parce qu’elle a osé prendre la défense des minorités religieuses hindous ou critiqué l’Islam.

Les « martyrs » de la laïcité
Ces deux jours ont aussi permis de rappeler une vérité toute simple : la laïcité est la meilleure protectrice pour les minorités religieuses.
Pervez Hoodboy, un scientifique Pakistanais, l’a rappelé. Il se souvient de l’assassinat de son voisin. Un professeur Ahmadi, cette minorité musulmane persécutée par les sunnites au Pakistan. Avec sa fille, ils l’ont trouvé en sang au bas de leur immeuble. Il est mort sur le trajet de l’hôpital. Quand ils l’ont enterrée, aucun de ses collègues, pourtant d’éminents intellectuels, ne sont pas venus à l’enterrement. Simplement parce qu’il était ahmadi.
Kamira Bennoune, une professeure de droit américaine d’origine algérienne, nous a montré ces visages que l’on a oubliés, abattus par des fanatiques sur les trottoirs d’Alger, du Caire, ou plus récemment d’Irak. Simplement parce qu’ils étaient artistes, athées, d’une minorité ou mal vêtus selon ces fous. Elle a demandé aux médias de parler aussi d’eux et pas toujours de leurs assassins. Le colloque a rendu hommage à Raad al Azzawi, ce journaliste irakien ; assassiné parce qu’il a refusé de collaborer avec les hommes de Daesh… Et qui sera toujours moins connu que Ben Laden.

C’est à eux, ces résistants, et non à leurs bourreaux, pour une fois, que cette chronique est dédiée.

 

Caroline Fourest