Bien sûr, il y a la biographie-portrait d’Inna Shevchenko, l’étudiante brillante devenue, en quelques coups de tronçonneuse sur une croix, l’égérie-leader de Femen, et qui, depuis son refuge français du Lavoir moderne parisien, dirige ses troupes révolutionnaires avec l’intransigeance d’une commissaire politique.
Il y a aussi la chronique à la première personne d’une longue année de folie furieuse, au cours de laquelle Caroline Fourest, dans son combat politique, a dû affronter — entre autres — la haine écumante des opposants au mariage pour tous et ce mélange d’hystérisation et de confusion qui paraît désormais devoir s’emparer de tous les débats. Mais il y a surtout, au cœur de ce livre qui adopte tout naturellement la structure et les codes du roman, parce que son sujet est, de l’aveu même de l’auteure, « un personnage romanesque », une rencontre, qui fait basculer l’œuvre « journalistique » que l’on pensait tenir en mains vers un récit autre, qui donne parfois à ses deux protagonistes principales, bien réelles, des allures d’héroïnes de fiction.
Inna, c’est donc avant tout le récit de la rencontre entre une jeune activiste grandie dans une Ukraine post-soviétique gangrénée par le machisme et la « tutelle » russe, où la seule alternative qui s’offre aux jeunes filles est de devenir, au sens propre, maman ou putain, et une féministe humaniste nourrie d’esprit des Lumières — Olympe de Gouges comprise —, qui s’est construite dans une démocratie. Entre une « guerrière » de 23 ans qui s’interdit toute faiblesse et repousse tout ce qui pourrait la détourner de son combat, et une journaliste, séduite mais méfiante, qui exècre tout radicalisme, qu’il soit politique ou amoureux, et qui se retrouve confrontée à ce grand chaos comportemental qu’on appelle « l’âme slave »… Cette rencontre, au flou intime savamment entretenu, entre deux femmes militantes, produit logiquement quelques étincelles, courant tantôt positif, tantôt négatif.
Et ce sont ces étincelles qui permettent à Caroline Fourest de signer, in fine, le livre qu’aucun autre journaliste n’aurait pu — ou voulu — écrire : celui qui ouvre d’autres portes, plus « humaines », sur Femen, ce mouvement à la fois radical et pacifiste devenu le symbole d’un « nouveau féminisme » de combat, et sur la plus iconique de ses figures de proue. Il lui a certes fallu pour cela se transformer en quelque sorte, elle aussi, en personnage romanesque, ce qui n’est pas sans risque quand on est journaliste, essayiste et chroniqueuse en vue. Mais l’exercice l’autorise à ajouter une ligne supplémentaire, non usurpée, à son CV : écrivaine.
Gérard Biard Charlie Hebdo
« Inna », Caroline Fourest. Ed. Grasset
jeudi 13 février 2014